Le Monde Diplomatique 05/1993
Au prix d'immenses sacrifices imposés à la société et au risque de sérieux troubles politiques. une trentaine de pays africains ,ont du accepter le mirage des programmes d'ajustement structurel, présentés comme un triomphe de la rationalité du Fonds monétaire international (FMI) sur l'entêtement et le manque de bon sens des Africains. Rien n'est plus éloigné de la réalité. Le FMI et ses disciples savent très bien que si certains pays d'Afrique ont accepté leurs conditions. c'est parce qu'ils ont été obligés de croire que là résidait leur salut.
La plupart du temps. comme chacun le sait désormais. les accords conclus avec le FMI ne peuvent pas être honorés, ils portent sur des programmes irréalisables, au titre d'une aide au développement qui n'est pas une aide. En fait. ce sont les pays africains qui maintenant fournissent des dollars au Fonds monétaire (1). Depuis 1980 la dette extérieure de l'Afrique subsaharienne s'est multipliée par 3, elle se monte à 175 milliards de dollars (2), et elle entraîne le versement chaque année de 10 milliards de dollars au titre du service - ce qui représente 19% du total des exportations de biens et services. Les prix mondiaux des matières premières se sont effondrés; dans les régions rurales du continent. les enfants et les femmes vivent dans des conditions de pauvreté croissante: une majorité silencieuse, principale victime de l'ajustement structurel et des programmes d'austérité. Les femmes du monde, dit un proverbe chinois, sont
La moitié du ciel. Les femmes de l'Afrique rurale sont deux fois courbées, travaillant la terre, puisant de l'eau, coupant du bois, produisant les récoltes et les enfants et, maintenant. assistant à la dégradation des conditions sociales et de l'environnement des campagnes.
En Afrique, fermiers et cultivateurs sont des femmes. 85 % des femmes des régions rurales travaillent dans les champs et 80 % de la nourriture consommée dans les familles sont produits, traités et stockés par des femmes. Les femmes gèrent tous les stades du système alimentaire. Elles sèment et entretiennent les récoltes, elles traitent. emmagasinent et préparent les céréales, elles font la cuisine. En agriculture, l'énergie est à 80 % d'origine - humaine - et c'est l'énergie des femmes. 84 % des terres arables sont travaillées par la main de l'homme - et ce sont des mains de femmes. S'il v a des machines, ce sont les hommes qui s'en servent.
Les femmes des campagnes passent vingt heures par semaine à chercher de l'eau et du bois et à les transporter. Femmes et filles travaillent deux fois plus durement que les hommes. L'immigration masculine dans les plantations et dans les villes aggrave leur charge de travail.
De 60 % à 80 % des travaux agricoles et 50 % des soins de l'élevage sont assurés par les femmes; qui, dans le temps qui leur reste, font la cuisine, élèvent les enfants et prennent en charge la sécurité sociale de leurs communautés: car ce sont elles qui s'occupent des jeunes enfants, soignent les malades, veillent sur les vieux et les infirmes, abritent les sans-logis et la multitude croissante des orphelins du sida. Et, après tout cela, les villageoises d'Afrique ont encore suffisamment de force et d'énergie morale pour s'inquiéter de la stabilité et de la cohésion de leurs familles, de leurs communautés, et pour faire en sorte que leurs adolescents ne deviennent pas des drogués et des délinquants; que ce ne soient pas leurs fils qui transforment les matches de football en champs de bataille.
Les planificateurs du développement, en Afrique et à l'extérieur, ignorent complètement cette réalité - mais en ont-ils jamais eu la moindre idée? Les priorités industrielles du développement moderne, sous la domination de l'homme et centrées sur l'homme, ont aggravé le sort des femmes des campagnes qui doivent continuer à assurer la nourriture et la survie de la majorité de la population à l'aide de maigres ressources, de leurs seules forces. Les projets d'aide extérieure ont toujours supposé que les femmes d'Afrique ne travaillaient pas, ou alors que leur travail consiste à s'asseoir dans la cour pour fabriquer des paniers.
" Economies tournées vers l'exportation ", " cultures de rente" : mais qu'y-a-t-il derrière ces expressions chères à la Banque mondiale et au FMI? Des femmes, bêtes de somme sous-payées, journalières mal logées, mal nourries, travaillant sur des plantations de thé ou de café possédées par des étrangers. Le décalage est énorme, dans les cultures de rente, entre le travail fourni par les femmes et les salaires qu'elles perçoivent. Pourtant, c'est avec leur sueur que se gagnent les devises confortant les économies nationales et les superprofits des multinationales. Les femmes travaillent, les hommes possèdent la terre et contrôlent l'argent.
Comment, dans ces conditions, les femmes africaines seraient-elles prises en considération dans les plans de modernisation de l'agriculture ? Elles sont l'agriculture de l'Afrique, elles sont la subsistance et la survie. Demain, elles seront les acteurs d'un développement digne de ce nom, et de la sécurité alimentaire - mais seulement si elles ont accès à une éducation adéquate, à la formation, aux ressources et à des prix décents.
Rien de tel aujourd'hui, au contraire. Les politiques et les programmes d'ajustement structurel ont encore aggravé le sort des femmes et, à travers elles, de leurs familles, de leurs sociétés. C'est là, dans l'effondrement des services sociaux imposés par ce qu'on appelle les " politiques de réforme ", que l'on peut voir le vrai visage de cet ajustement structurel. Et ce n'est pas un visage humain. Les décideurs, en Afrique ou ailleurs, doivent bien savoir à quoi s'en tenir. Il ne faut pas les laisser, eux qui sont en majorité des hommes, se faire les apologistes de ce système qui oblige les pays africains à sacrifier leur propre potentiel humain et leur propre développement pour produire toujours plus d'argent au service des bailleurs de fonds. Le facteur humain est le seul facteur qui soit sacrifié sur l'autel de l'ajustement.
Sous le masque de l'ajustement, se cache la dégradation des conditions de vie des sociétés africaines - la communauté internationale en mesure les effets d'année en année - quelles que soient leurs ressources, leurs institutions politiques et leurs systèmes idéologiques. Prétendre que, dans de telles conditions, les pays d'Afrique vont se développer, c'est demander l'impossible. Or les femmes africaines font déjà l'impossible, dans toutes les campagnes, quand elles luttent pour la survie de leur société.
Annar Cassam (directrice du secteur Afrique à l'UNESCO)
(1) Entre 1986 et 1990, les transferts nets de ressources de l'Afrique subsaharienne. au FMI se sont élevés à 0,7 milliard de dollars par an (cf. Programme des Nations unies pour le dévelop-pement, Rapport sur le développement humain 1992. New-York, 1992.)(2) Cf. World Debt Tables /99/-1992. Banque mondiale, Washington DC. 1992.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire