Les femmes africaines n'ont pas la partie facile : pourtant elles représentent, par leur travail acharné et leurs modes d'organisation astucieux, les premiers agents économiques et sociaux du continent noir.
Il vaut mieux naître femme en Afrique qu'en Asie. Cette affirmation peut surprendre de prime abord lorsque l'on a présente à l'esprit la formule employée par des générations de géographes, à commencer par le grand tropicaliste Pierre Gourou : « La femme est la bête de somme de l'Afrique. » Cette affirmation est toujours vraie. Mais aujourd'hui, ce sont les femmes qui, concrètement, tiennent les leviers de commande du continent. C'est tout le paradoxe du statut de la femme en Afrique.
Il est désormais établi que naître femme dans une grande partie de l'Asie est une malédiction : en Inde, la femme souffre de discriminations à tous les âges de la vie... lorsqu'elle a la chance de pouvoir grandir. Indiens et Chinois suppriment en effet à la naissance une partie de leurs petites filles car ils savent qu'ils devront acquitter une lourde dot pour pouvoir la marier et qu'elle quittera le foyer familial pour se mettre au service exclusif de ses beaux-parents. Avoir une fille revient à « arroser le jardin du voisin ». La discrimination hommes-femmes explique qu'il y ait un excédent d'environ 60 millions d'hommes dans les deux seuls pays-continents que sont la Chine et l'Inde.
Rien de tel en Afrique. Bien sûr, évoquer « l'Afrique » sans autre précision peut sembler abusif, tant la diversité des situations, dans un continent qui regroupe 53 pays et 13 % de la population mondiale, est extrême, ne serait-ce qu'entre Afrique du Nord et Afrique subsaharienne, ou au sein de cette dernière, entre pays musulmans et chrétiens. Néanmoins quelques tendances se dégagent, qui individualisent l'Afrique par rapport au reste du monde. D'abord, les populations africaines ne pratiquent généralement pas de discrimination selon le sexe de l'enfant, ni à la naissance, ni dans les premières années de la vie. La petite fille est aussi bien accueillie que le petit garçon (il est néanmoins important pour l'homme de mettre au monde des fils... comme partout ailleurs).
Les femmes : richesse du mari
Ensuite... les choses changent. C'est dans les campagnes que la situation des femmes est la plus difficile. D'abord, la fillette est moins envoyée à l'école : les mères ne voient pas l'utilité de scolariser une enfant qui est appelée, dès son plus jeune âge, à les seconder, en gardant les plus jeunes et en participant aux tâches domestiques, comme aller chercher l'eau ou s'occuper de la maison. Dès 4 ans, la petite fille est mise au travail. Quatre cinquièmes d'entre elles ne sont ainsi pas scolarisées. Avec leurs mères, elles pourvoient à l'économie de la cellule familiale.
Car la femme en Afrique est perçue comme une richesse. Contrairement à ce qui se passe en Inde, c'est le mari qui doit payer la dot aux parents de celle qu'il souhaite épouser. Et cette dot n'est pas négligeable. Elle est même souvent tellement lourde que seuls les hommes aisés ou âgés (ceux qui ont travaillé suffisamment longtemps pour réunir son montant) peuvent acquitter son prix, accaparant ainsi les femmes au détriment des hommes jeunes. L'écart d'âge entre les époux est ainsi fréquemment très élevé. Il n'est pas rare que la jeune fille rejoigne avant même ses premières règles l'homme qui s'est mis d'accord avec ses parents pour l'« acheter ». Pourquoi ce prix à payer ? Parce que, par ses épouses, l'homme acquiert une force de travail. Plus il a de femmes, plus le nombre de personnes qui travaillent à son service est important, plus il est riche et envié. Les femmes qui constituent son foyer accroissent sa surface économique et son prestige social.
Des hercules aux pieds nus
La polygamie reste une tradition dans bien des pays d'Afrique, même si la plupart d'entre eux ont limité à quatre le nombre d'épouses légitimes, ou bien, comme au Sénégal et au Mali, demandent à l'époux d'opter de façon irrévocable, dès ses premières noces, soit pour la monogamie, soit pour la polygamie. Il ne faut d'ailleurs pas juger la polygamie uniquement comme une violence faite à la femme : elle conserve toujours un pouvoir d'arbitrage, sur le choix et l'acceptation de ses coépouses, sur la gestion en commun de la famille élargie. Et la possibilité de retourner dans son village ou au sein de sa famille, lorsqu'elle estime que sa situation n'est pas satisfaisante. Sans parler des nombreux cas de sociétés matrilinéaires, voire matrilocales, où la femme conserve un pouvoir essentiel.
Il n'empêche que les femmes restent toujours les bêtes de somme de l'Afrique. Malgré l'urbanisation rapide du continent, plus des trois quarts des femmes africaines travaillent encore dans le secteur agricole. Or le travail incessant qu'elles fournissent dans les campagnes dépasse l'entendement. Il est sans comparaison avec celui dont est chargé l'homme, surtout si l'on ajoute les tâches domestiques purement féminines, liées à l'éducation des enfants, à l'entretien du foyer, à la préparation des repas. Dans les campagnes africaines, les femmes travaillent sans relâche du matin au soir. Elles sont levées à l'aube, levées avant et couchées après tous les autres membres de la famille. L'absence de moyens de portage mécaniques ou animaux fait effectivement d'elles des bêtes de somme : nulle autre personne ne pourrait porter, comme elles le font, à la fois des fagots de bois, des canaris d'eau ou des paniers, empilés sur la tête, en même temps qu'un enfant dans le dos (et parfois un autre dans le ventre). La charge dépasse fréquemment les 30 kilos, et elle est assumée sur des distances parfois très longues : 5 à 10 kilomètres, avec aux pieds de simples sandales, voire pieds nus, sur de mauvais chemins. Les femmes africaines sont de véritables hercules. Et les premiers agents économiques des campagnes, car ne se limitant pas à leurs tâches domestiques, elles s'occupent des cultures vivrières. Tout en ne disposant d'aucun droit sur les terres qu'elles cultivent, ce qui rend leur situation précaire et empêche leur accès aux intrants. Avant que les ONG n'interviennent, les femmes n'étaient même pas considérées comme des interlocutrices par les grandes agences d'aménagement rural car, à de rares exceptions près, elles n'existent toujours pas dans le droit foncier.
Porter sans cesse
Alors les femmes compensent en exerçant parallèlement une activité artisanale (confection de paniers, de tissus...). La plupart d'entre elles vendent ainsi sur les marchés les aliments qu'elles ont cultivés ou préparés (beignets, plats cuisinés). Le gain est minime par rapport au temps consacré (ne serait-ce que dans le transport), mais il permet à la femme d'acquérir une certaine autonomie financière dans la cellule familiale : l'argent qu'elle gagne reste en général sa propriété. Les femmes sont ainsi la première cible des activités de microcrédit, parce qu'elles travaillent dur et remboursent scrupuleusement... contrairement aux hommes. Mais elles n'ont pas attendu les ONG pour être capables de monter leurs entreprises et de mobiliser l'épargne collective : le microcrédit ne fait que reproduire le système des tontines (1), en usage depuis toujours en Afrique.
Ainsi, la femme africaine porte bien souvent sur ses épaules, à tous les sens du terme, la santé économique des campagnes africaines. Une véritable performance qui force l'admiration lorsqu'on sait qu'aucune n'échappe (sauf raisons médicales) à l'impératif de la procréation. Un ventre vide est une malédiction. Dans bien des campagnes, le taux de fécondité reste aujourd'hui encore proche du maximum physiologique. Il est encore, par exemple, de 9 enfants en moyenne au Niger, record mondial (avec la Palestine). La femme a son premier enfant encore adolescente et elle procrée sans relâche jusqu'à la ménopause, l'allaitement seul permettant d'espacer les grossesses. On la voit ainsi affairée à ses multiples occupations, un bébé au sein, un autre dans le ventre, et de tout-petits encore accrochés à ses basques, même si elle a tendance à les confier aux aînés. La fréquence des maternités et leur faible encadrement médical (quand il n'est pas tout simplement inexistant, particulièrement depuis la crise économique des années 1980-1990) expliquent que le statut gynécologique de la plupart des femmes soit souvent désastreux : grossesses et accouchements trop précoces et trop répétés les détruisent de l'intérieur. La mortalité en couches atteint des sommets mondiaux : le taux de mortalité maternelle est en moyenne de 800 à 1 000 décès pour 100 000 grossesses (contre 400 dans les pays en développement et 10 dans les pays développés). L'ampleur des désastres intimes est aggravée par les mutilations féminines rituelles (excision et surtout infibulation), toujours pratiquées, en dépit des campagnes des autorités et des ONG, parce qu'elles sont le signe de l'importance du contrôle social de ces femmes. Une femme qui n'est pas « coupée » reste dans bien des pays impure et dangereuse. Son aptitude à ressentir du plaisir, donc sa supposée liberté sexuelle, menace l'équilibre social et le pouvoir des hommes.
On comprend dans ces conditions pourquoi bien des femmes ont la tentation de fuir le village pour vivre en ville, où elles échappent à la fois à l'autorité du groupe et des anciens et à une impitoyable division sexuelle du travail. La vie urbaine apporte incontestablement une amélioration de la condition féminine : les fillettes ont accès à l'école, leurs aînées aux services de santé et de planning familial. Or il existe une corrélation mathématique inversée entre le nombre d'années d'études suivies par la femme et le nombre d'enfants qu'elle met au monde : plus la durée de scolarité est longue, plus l'âge du mariage est tardif, plus le nombre d'enfants est limité et plus leurs chances de survie sont élevées. L'entrée de l'Afrique dans la seconde phase de la transition démographique, celle à partir de laquelle le taux de natalité commence à baisser pour rejoindre le taux de mortalité, est ainsi partie des villes au tournant des années 1990. La fécondité est aujourd'hui inférieure de moitié en ville (3 enfants en moyenne) qu'à la campagne.
Les villes : un lieu d'émancipation
Les années 1990 ont ainsi représenté un tournant dans l'histoire des femmes en Afrique. Crise économique et plans d'ajustement structurel ont suscité des vagues de licenciements qui ont réduit au chômage une grande partie de la population urbaine. La capacité des femmes à multiplier les petits métiers dans le secteur informel a alors permis à bien des foyers d'échapper à la misère absolue. En prenant une place accrue sur le plan économique, la femme a augmenté son pouvoir social. Or ces années charnières ont aussi été celles qui ont vu la démocratisation imposée de l'extérieur par les bailleurs de fonds internationaux dans le cadre du règlement de la crise de la dette. Cette démocratisation forcée a fait émerger le rôle des femmes en leur donnant enfin les moyens de s'exprimer via leur bulletin de vote. Ainsi, le rôle politique des femmes s'est accru : elles ont cessé d'être systématiquement dominées et subalternes. Ce n'est pas un hasard si l'Afrique est le seul continent où les épouses des présidents jouent un rôle aussi important : à la fois totalement impliquées dans la vie politique et les combats de leur mari, mais aussi menant leurs propres activités caritatives... et servant de bouc émissaire au mécontentement populaire le cas échéant (2), les premières dames canalisent la volonté de représentation, de promotion et d'expression de la société civile, et surtout, en son sein, des « cadets sociaux » (les femmes et les jeunes). En ville, la femme peut désormais espérer accéder à tous les métiers, y compris les plus valorisants. Dans ce domaine aussi, pas de discrimination : les Africains acceptent volontiers que les femmes accèdent à des postes de responsabilité et de direction. Le nombre de ministres femmes est ainsi plus élevé dans la plupart des pays d'Afrique qu'en... France.
Travail à l'extérieur, fécondité contrôlée..., la femme est donc incontestablement plus libre en ville qu'à la campagne. Mais elle paie cher sa liberté. D'abord parce que d'atout économique, l'enfant devient une charge. La famille élargie n'étant plus là pour veiller sur lui, l'envoyer à l'école, le faire garder coûtent cher. En ville, les foyers monoparentaux, qui voient des femmes seules se battre pour élever leurs enfants sans assistance masculine, représentent plus du cinquième des ménages.
La réussite des mamas Benz
Comme en Occident, les situations personnelles souvent difficiles reflètent des relations hommes-femmes d'autant plus chaotiques que l'émancipation des femmes se heurte à bien des résistances. Mais la situation est aggravée en Afrique par les conséquences de la « décennie du chaos » (1991-2001), caractérisée par l'effondrement des Etats (3), qui a vu se multiplier le nombre de conflits et de guerres civiles : 35 pays étaient en guerre sur 53 pendant ces années de violence, qui ont vu de nombreux hommes tués dans les combats et une culture de la violence se développer au sein de la jeunesse. Ainsi, le viol systématique et le rapt des jeunes femmes, utilisées comme esclaves sexuelles, ont été des armes de guerre systématiques dans des pays tels que les deux Congos, le Soudan, l'Angola, la Sierra Leone ou le Liberia. Ces femmes devenues mères contre leur gré et souvent contaminées (MST, sida) sont aujourd'hui psychologiquement et socialement détruites. Rejetées par leur milieu d'origine, elles se retrouvent en ville, sans moyens financiers, réduites à la mendicité ou à la prostitution quand les ONG ne sont pas là pour leur fournir une assistance et un refuge. Plus de 40 % des prostituées sont séropositives en Afrique centrale et australe, régions qui ont été les plus touchées par la guerre. « L'amour qui passe » tue.
L'urbanisation a ainsi entraîné la liberté des femmes, mais aussi leur précarité. « Lieu d'émancipation », la ville est aussi un « lieu de perdition (4)». On le voit particulièrement à travers la contamination par le sida, qui présente en Afrique la spécificité de toucher aux deux tiers des femmes, contrairement à ce qui se passe dans le reste du monde. C'est la conséquence d'un contexte de pauvreté et de précarité sanitaire, alors que les échanges sexuels sont plus intenses qu'ailleurs, en raison de la polygamie, des viols en temps de conflits, mais aussi des désastres gynécologiques : MST et atteintes de l'appareil génital multiplient par dix le risque de contamination de la femme lors d'un rapport sexuel. En raison aussi de l'attitude irresponsable, voire criminelle, des Eglises, qui continuent de stigmatiser l'usage du préservatif, prônant l'abstinence et la fidélité dans des pays où le « vagabondage sexuel », selon l'expression de Roland Pourtier (5), reste très répandu. Le « deuxième bureau » (la maîtresse) est une pratique généralisée, chez les hommes aisés notamment.
On l'aura compris, les femmes africaines n'ont pas la partie facile. Mais cette difficulté est aussi ce qui les rend fortes. La formidable puissance économique et sociale des femmes africaines distingue en effet ce continent du reste du monde. Leur présence massive dans le secteur informel et la production de biens alimentaires font d'elles des agents économiques de premier plan, que l'émergence d'une société civile conduit de plus en plus à s'organiser. C'est désormais surtout avec les réseaux de femmes, coopératives de production, syndicats agricoles, associations de quartiers, que traitent les ONG internationales.
L'exemple le plus achevé de cette capacité d'organisation des femmes est celui des « nanas Benz » (parfois aussi appelées mamas Benz), ces femmes d'affaires des pays du golfe de Guinée, branchées sur toutes les opportunités offertes par la mondialisation. A l'origine, dans les années 1960, les nanas Benz (ainsi nommées parce que leur richesse leur permet de rouler en Mercedes) sont des vendeuses togolaises de pagnes, isolées, illettrées et sans moyens. Elles vont peu à peu s'organiser en un réseau formidablement puissant de commerçantes, diffusant dans toute l'Afrique de l'Ouest des pagnes imprimés originaires du monde entier (6). Cette affirmation croissante des femmes africaines se manifeste aussi dans les grandes conférences internationales, où elles apparaissent de plus en plus fortes et déterminées. Des personnalités comme Aminata Traoré (7) ou Wangari Mathaai (8) ont beaucoup contribué à diffuser dans le monde cette image de la « forte femme » africaine, à tous les sens du terme. Une femme qui a son franc-parler, tire les ficelles et dicte aux hommes ce qu'ils doivent faire. La femme africaine, un modèle de courage et de dignité pour le reste du monde ?
Sylvie Brunel
Professeure des universités en géographie du développement à l'université Paul-Valéry de Montpellier et à l'Institut d'études politiques de Paris (IEPP), elle a travaillé dix-sept ans dans l'action humanitaire (Médecins sans frontières puis Action contre la faim). Elle a publié de nombreux ouvrages sur le développement, la coopération, la faim, dont récemment Le Développement durable, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2004, et L'Afrique, Bréal, 2003, ainsi que deux romans.
Mary, fille du Botswana
Avec l'histoire de Mary, l'anthropologue Wim van Binsbergen [1] nous fait découvrir à quoi peut ressembler l'itinéraire social d'une jeune femme du Botswana contemporain.
Mal peignée, le visage renfrogné, des pieds aux plantes calleuses débordant largement de sandales achetées à bon marché, Mary déambule dans Francistown. Elle découvre un monde qui n'est pas le sien, qu'elle n'a rencontré qu'une fois lors d'une visite chez une sœur de sa mère. Un monde où les gens ne sont plus kalanka comme elle, ou tswana, mais simplement botswanais. N'entend-on pas d'ailleurs plus parler anglais que n'importe quelle autre langue ? Et pourquoi n'y a-t-il presque plus de signes distinctifs permettant de savoir d'où viennent tous ces gens qui comme elle arpentent les trottoirs de Main Street ?
Mary a décidé de faire comme eux ; pour cela, elle s'est acheté un chapeau noir, tout simple. La particularité est qu'elle le porte avec son emballage d'origine en cellophane. Elle n'est pas sûre que de tels frais soient vraiment nécessaires, et puis, si finalement elle décidait de repartir à Tutume, son village, elle pourrait toujours revendre le chapeau...
Pourtant elle sait bien qu'elle est là pour rester. Sa mère invalide permanente compte sur ses revenus pour soigner son arthrite et subvenir à ses besoins ainsi qu'à ceux de son plus jeune frère qui, lui, espère aller à l'école.
Etrangement, ce dont souffre le plus Mary, ce n'est pas du viol qu'elle a subi au village, mais du rejet de la part de son père. D'ailleurs, il est parti avec une autre femme, a fondé une nouvelle famille et, même s'il vit à quelques kilomètres de Tutume, il ne veut en rien aider son ancienne femme ni ses enfants. Mary va rester à Francistown, elle le sait. Elle va prouver qu'elle n'est pas une bonne à rien, comme le lui a récemment dit sa tante qui, elle, possède tous les attributs de la réussite : un métier, des vêtements, une vraie garde-robe en bois massif, et surtout une maison sur une parcelle de la SHHA, la Self-Help Housing Agency. Elle a su profiter de la modernisation et des négociations entre le gouvernement local et la Banque mondiale quand il s'est agi de réformer totalement l'urbanisation des villes du Botswana et de faire disparaître les bidonvilles. Des milliers de familles à petits budgets purent ainsi, sur la base de prêts sans intérêt, construire leur propre maison sur une parcelle de 400 m2 avec un bail de 90 ans, et deux chambres au minimum.
La tante de Mary en a quatre, mais elle les loue, comme une bonne partie des autres bénéficiaires de la SHHA. L'utilisation ainsi détournée des parcelles a d'ailleurs permis à de nombreuses familles de profiter du marché très lucratif du logement locatif. Bien sûr, les bidonvilles n'ont pas totalement disparu, ce qui permet à Mary d'avoir un toit, même si ce n'est qu'une cabane faite de branchages. C'est finalement une chance, car lors des grandes inondations qui ont frappé Francistown, elle a été déclarée sinistrée et fut donc qualifiée pour l'attribution d'une parcelle de la SHHA. Comme elle n'était pas au fait des méandres de l'administration, ce fut sa tante qui prit en charge le dossier, mit la parcelle à son nom et loua ensuite une chambre à Mary, à prix d'ami.
Ville inhospitalière
Malgré cette injustice et l'amertume qu'elle ressent, Mary a d'autres problèmes, elle est enceinte d'un des militaires pour lesquels elle servait de femme de maison (ménage, lessive, repas...). Il a été affecté au loin avant la naissance du bébé sans bien sûr le reconnaître. Elle aurait pu essayer de l'y contraindre, mais assigner un militaire devant les tribunaux dans le Botswana d'aujourd'hui reste dangereux. Mary a donc pris le parti de décider qu'ils s'aimaient et qu'il allait revenir s'occuper du bébé et participer financièrement à son éducation. Ne l'a-t-elle d'ailleurs pas appelé Tatayaone (Papa te verra) ! En attendant, Tatayaone ira vivre à Tutume avec sa mère et son frère, car Mary doit trouver un nouveau travail.
Pour le moment, ce sera le creusement de canalisations sur le site industriel de la Dumela au nord de la ville, travail harassant et physique. Mais, surprise par le contremaître à s'éloigner avec une de ses collègues pour aller uriner, elle sera licenciée. Le fait qu'aucun sanitaire n'ait été prévu sur le chantier n'est en rien une excuse.
La ville n'est guère favorable à Mary. Même dans son nouvel emploi dans une usine de fabrication de tapis d'ornement, on la trouve trop « grossière » pour devenir une tisseuse qualifiée. Elle préparera donc les fils sur les métiers à tisser. En revanche, jour après jour, Mary est initiée aux subtiles stratégies de la beauté féminine, qu'il s'agisse des vêtements ou du maquillage, lors des séances quotidiennes de douche collective. Son chapeau lui semble maintenant ridicule. Elle perçoit qu'au travers de la consommation, selon les critères des femmes qui l'entourent, elle devient quelqu'un d'autre, très différente même de ce qu'elle rêvait de devenir. Ses mains deviennent plus douces, ses pieds moins calleux, elle dédaigne maintenant le travail physique, et surtout, elle envisage d'une manière radicalement différente son budget. Sa volonté de rester fidèle à son engagement de subvenir aux besoins de sa famille se heurte à ses désirs et à ses besoins de jeune citadine. Elle veut de nouveaux vêtements, une grande bassine pour sa toilette, un réchaud à gaz lui permettant d'éviter de faire des feux de bois dans la cour pour se nourrir, et puis il lui faut aussi une vraie garde-robe pour conserver à l'abri les nouveaux habits qu'elle envisage de s'acheter. De plus, les distances à parcourir à travers la ville et l'insécurité qui parfois y règne la conduisent petit à petit à apprécier le taxi.
Pour tout cela, il faut beaucoup d'argent en comparaison de ce dont elle dispose. Autant dire que les envois d'argent au village se font à une fréquence beaucoup moins soutenue et de manière moins généreuse. Mais il reste tout de même les vêtements et les chaussures pour Tatayaone, les soins pour sa mère, et la question de l'école reste toujours aussi prégnante.
Pour tout cela, il y a une solution, recourir au motshelo avec ses amies. Au début de chaque mois, les femmes participantes versent en général la moitié de leur salaire à une caisse commune. Et chaque mois, une des femmes bénéficie en totalité de cette manne financière. Il y a ainsi les mois de privation, mais surtout la perspective de voir aboutir ses projets. Par ce système, Mary a développé les siens. Ainsi son tour venu, non seulement Mary a pu envoyer un peu d'argent au village, s'acheter les premiers biens qui lui semblaient jusque-là inaccessibles, mais surtout s'inscrire à l'école. Depuis trois ans qu'elle est en ville, Mary s'est forgé un idéal de carrière à construire, et la prochaine fois que ce sera son tour, elle s'achètera l'uniforme des étudiants et marquera ainsi son nouveau statut. Les cours du soir accessibles à tous les jeunes Botswanais ne lui font pas peur malgré sa journée de travail. Mary sait aussi que cela risque de durer longtemps mais elle a pris une décision : elle sera infirmière et Tatayaone reviendra vivre avec elle.
NOTES1
[1] W. van Binsbergen, « La chambre de Marie : ou comment devenir consommatrice à Francistown, Botswana », in D. de Lame et C. Zabus (dir.), Changement au féminin en Afrique noire, L'Harmattan, 1999.
Christophe Rymarski
NOTES
1
[1] Dans la tontine, les membres d'un groupe cotisent à un pot commun dont la totalité est attribuée à tour de rôle à chacun d'entre eux. La tontine permet aux individus de disposer des sommes nécessaires à l'organisation d'une manifestation sociale (mariage, funérailles) ou au lancement d'une activité économique, dans des systèmes où l'épargne individuelle est découragée.
2[2] La revue Politique africaine a ainsi consacré un numéro spécial aux « Premières dames en Afrique » (Politique africaine, n° 95, octobre 2004, Karthala).
3[3] Voir S. Brunel, L'Afrique, Bréal, 2003.
4[4] G. Hesseling et T. Locoh, dans leur introduction au numéro 65 de Politique africaine (mars 1997) consacré à « L'Afrique des femmes ».
5[5] R. Pourtier, Afriques noires, Hachette, rééd. 2004.
6[6] Lire les contributions publiées dans A. Volvey (dir.), L'Afrique, Atlande, 2005.
7[7] Ancienne ministre de la Culture du Mali et auteure de nombreux ouvrages remarqués tels que L'Etau (Actes Sud, 1999) ou Le Viol de l'imaginaire (Fayard/Actes Sud, 2002).
8[8] Vice-ministre de l'Environnement du Kenya, qui a reçu le prix Nobel de la paix en 2004 pour son action en faveur des forêts.
www.scienceshumaines.com/articleprint2.php?lg=fr&id_article=14398
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