jeudi 16 février 2012

La liberté selon Nina Simone


David Gakunzi

Liberté. La liberté. Qu’est-ce la liberté ? Un sentiment. Une sensation. Les mains de Nina Simone, le tracé imprévisible, l’imagination harmonique, roulent librement sur le piano. Librement. Martin Luther King a marché de Selma à Montgomery, de Montgomery à Washington. J’ai choisi de marcher avec Martin Luther King. Nous avons marché avec le King pour les dignités intégrales, pour les mutations essentielles.

De la Deep South à la Caroline, en passant par la jungle de New York City et de Kansas City, downtowns et bitume en traversée, le tempo libre de toute prescription, tour à tour riant et gémissant, spasme du corps et de l’esprit, body and soul, le piano de Nina Simone donne à penser la liberté en revers de la ségrégation. Le long des routes, le long des fleuves, à la croisée des chemins de fer, il charrie une grande blessure : des siècles d’épouvante, de misères et de mise à l’écart. Alabama m’a tellement bouleversé, Tennessee m’a fait perdre mon repos, Et tout le monde sait au sujet de Mississipi Godaam.

Mississipi. Le blues du Mississipi et ses arbres aux fruits étranges. Let my people go. Des milliers de voix qui s’élèvent en un chant, tantôt plaintif, tantôt dramatique : Let my people go. Laissez aller mon peuple. Et la voix de Nina Simone, le gospel en écho des années de mémoire : J’avais un rêve. Je voulais devenir la première femme noire concertiste de musique classique. La volonté est-elle libre ? Sommes-nous libres de vouloir ? Tel un pouvoir despotique, tyrannique, tout puissant, le contexte de l’époque a anéanti mon rêve : je me suis présentée au concours de l’Institut Curtis de Philadelphie et j’ai été refusée. J’étais noire et invisible. Citoyenne de seconde zone. Va manger à la cuisine.

Qu’est-ce la liberté ? Notre histoire serait-elle en définitive gravée d’avance dans le marbre du destin, bien avant son accomplissement ? La liberté d’être est-elle impossible ? L’existence promise au malheur, à la douleur, à l’amertume ? Garder la souffrance au fond des soi jusqu’à en mourir ? Non ! J’ai dit non ! Mon histoire ne finira pas en lambeaux devant ce mur de la ségrégation. Ils ne me déposséderont pas ma volonté de vivre. Non, le pouvoir de dire non ! J’ai choisi de dire non ! De transcender ma mutilation par la grâce de la musique.

Le monde au bout des doigts, les mains de Nina Simone, la volubilité rageuse, les imprécations sourdes noyées de larmes, roulent avec dextérité sur le piano. Entre demi-teinte et clair obscure, elles glissent sur les frayeurs de l’histoire. Et les notes, gémissements de l’intérieur, coulent par flots comme le Mississipi en crue. Comme un chant de la solitude lardé par l’instinct de la mort, cette musique remonte d’une douleur vécue. Martin Luther King était une conscience, notre conscience, la conscience de nous-mêmes. Il avait vu le sommet de la montagne et il savait qu’il ne pouvait pas s’arrêter. Martin Luther King vivait toujours avec la menace de la mort. Que va-t-il se passer maintenant que le roi de l’amour est mort ?

Qu’est-ce la liberté ? Une signature ? Une marque de vie ? Le premier désir de l’homme ? Une pulsion de vie ? L’essentiel de la vie ? L’essence de l’homme ? Supprimez la liberté et vous supprimez l’essence de l’homme ? Martin Luther King était un homme libre. Il ne portait pas au creux de son âme cette peur de l’ultime issue. Nina Simone : « Qu’est-ce la liberté ? La liberté est une sensation. Elle a quelque chose à voir avec la victoire sur ce sentiment de crainte du terme final ! Martin Luther King était libre parce qu’il n’avait pas peur. » Hier et hier encore, Martin Luther King : « Ce qui va m’arriver maintenant n’importe guère. Nous avons devant nous des journées difficiles. Mais peu importe ce qui va m’arriver maintenant. Car je suis allé jusqu’au sommet de la montagne. Et je ne m’inquiète plus. Comme tout le monde je voudrais vivre longtemps. La longévité a son prix. Mais je ne m’en soucie guère maintenant. Je veux vous faire savoir, ce soir, que notre peuple atteindra la Terre promise. Ainsi je suis heureux, ce soir. Je ne m’inquiète de rien. Je ne crains aucun homme… »

Quelle sensation cela fait-il d’être libre ? L’impression de naissance-renaissance à l’instant ? D’émancipation, de délivrance, d’élargissement ? Free at last ? Libre enfin ? Au carrefour du profane et du sacré, la musique de Nina Simone est une danse de l’affranchissement. Le tempo gonflé de tous les possibles, le jeu pétri de swing évanescent, le flow fluide ou tourmenté, elle bat comme bat le cœur. C’est qu’elle porte dans ses tripes la mémoire de la beauté de la vie ; le bonheur d’être en fin de compte au-delà des blessures de l’existence. La vie est malgré tout un rêve.

Mais qu’est-ce la liberté ? La liberté ne se circonscrit pas. Pour être libre, il faut être. Etre chaque jour comme au jour de l’envol, comme au jour de la liberté ultime.

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