jeudi 16 février 2012

Miriam Makeba, une voix inoubliable


Dans le texte ci-dessous, l'archevêque Desmond Tutu, Prix Nobel de la paix 1984, rend un vibrant hommage à Miriam Makeba décédée le 10 novembre 2008, à l'issue d'un concert de soutien à l'écrivain Roberto Saviano. Toute sa vie, elle s'est battue pour le respect des droits de l'homme.

Triste moment pour l'Afrique du Sud. Le décès de Miriam Makeba, le 10 novembre (2008), a été un vrai choc pour moi, et on ressent ici comme un sentiment de dévastation. Il est des êtres que l'on croit indestructibles, qu'on ne peut associer à l'idée de mortalité, et elle était de ceux-là. Nous croyions qu'elle avait toujours été parmi nous et qu'elle serait toujours là. Mon pays a perdu un être humain de grande valeur.

Je l'ai rencontrée pour la première fois en 1959. Elle était jeune, mais c'était déjà une star, elle avait chanté avec les Manhattan Brothers et les Skylarks. Elle jouait dans la comédie musicale King Kong, et je me souviens qu'elle chantait une ballade intitulée Back of the Moon [Le dos de la lune]. La chanson ne parlait pas de la lune, de l'astre, mais d'un bar clandestin. C'est ce spectacle qui l'a conduite à l'étranger,

à Londres puis en Amérique, où Harry Belafonte l'a prise sous son aile. Inconnue,

elle avait besoin d'un garant comme lui, mais la suite de son succès, avec des chansons comme Qongqothwane, elle ne l'a dû qu'à elle-même.

Dans les années 1960, je me souviens, elle fut contrainte à l'exil après être apparue dans un documentaire sur l'apartheid. D'un côté, ceux d'entre nous qui restaient en Afrique du Sud étaient tristes de voir partir un énième talent, mais ils étaient déjà si nombreux (parmi nos frères et nos sœurs, nos chefs, nos soutiens) à être partis ; nous savions qu'ils avaient pris cette décision contraints et forcés. Dans des circonstances différentes, ils ne seraient pas partis. Mais il était aussi bénéfique que des gens comme Miriam, Oliver Tambo et Thabo Mbeki montrent au monde que nous n'étions pas des cannibales, que nous nous tenions debout et que nous portions des vêtements. Car c'est l'image inverse qu'entendait donner de nous l'apartheid. Malgré tous les obstacles placés devant nous, Miriam Makeba s'est fait connaître hors d'Afrique du Sud grâce à sa voix magnifique. Et elle est ainsi devenue l'un des meilleurs arguments contre l'apartheid.

En 1963, en s'exprimant devant le comité antiapartheid des Nations unies, elle a mobilisé d'incroyables soutiens dans la communauté internationale. Les gens étaient surpris de l'entendre parler avec tant d'éloquence, de cohérence, d'intelligence. Elle était de ceux qui démontraient la profonde stupidité de l'apartheid. Elle a contribué à tourner les regards de la planète sur notre triste sort, et ceux qui la rencontraient découvraient une personne charmeuse, amusante, qui regarde son interlocuteur droit dans les yeux. Et quand ils comparaient cette réalité à la caricature que l'apartheid colportait sur nous, les gens comprenaient vraiment pourquoi ils devaient soutenir le mouvement antiapartheid. Sans qu'elle-même soit une personnalité ouvertement politique, sa seule présence était une proclamation politique. Je me souviens m'être rendu avec elle il y a quelques années à une cérémonie en Suède où elle devait recevoir un prix. Elle galvanisait le public de sa voix incroyable. Elle était encore d'une agilité formidable sur scène, à un âge où la plupart d'entre nous devons négocier avec notre corps pour le mettre en mouvement. Il fallait vraiment un effort d'imagination pour se rendre compte qu'elle prenait de l'âge. Elle était parvenue à rester en bonne santé, pleine de vie, et à garder cette magnifique chaleur. Elle était aussi très séduisante et même, je dois le dire, tendre.

Elle méritait largement le surnom de Mama Afrika, mais je ne suis pas certain que l'Afrique du Sud lui ait vraiment témoigné la reconnaissance qu'elle méritait. Elle a vécu en exil, loin de chez elle, pendant plus de trente ans, mais jamais je n'oublierai l'empressement avec lequel elle est revenue en Afrique du Sud dès que le contexte est devenu plus favorable, alors que de formidables changements avaient lieu. Je sais que Miriam aurait fêté l'élection de Barack Obama. D'aucuns ont dit qu'il s'agissait là d'un "moment Mandela", d'une vague d'espoir, mais cet événement ressemble aussi à ce que le succès de Miriam Makeba représentait pour le peuple sud-africain, un signe que le changement est possible, qu'un changement positif peut se produire. Miriam Makeba aurait bondi de joie en criant "Youpi ! Mon Dieu, quel bonheur !".

Texte original publié dans The Times

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