Le passé marginal des femmes de nos latitudes les rend-elles vraiment plus à même de communiquer avec ce monde ou de l'explorer ? À chacune d'elle d'en décider…
Présentation
Si l’on s’interroge sur l’interrelation qui existe entre culture et personnalité, il paraissait essentiel d'évoquer le problème de la femme. Pourquoi ?
La Femme fut l'un des premiers écueils auxquels se heurtèrent la psychologie et la psychanalyse dans leur découverte de l'humain.
Instaurant une relation particulière à la mère, au corps, à l'autre, le féminin posait d'emblée l'épineux problème de la différence au sein d'un territoire culturel balisé par les valeurs masculines.
Pour dire la Femme, suffisait-il de s'armer d'un miroir ? Le complexe d’Œdipe lui-même y laissa des plumes !
« La femme, ce continent noir... » soupira Freud.
D'autres, psychologues et/ou féministes, se mirent ensuite à l'ouvrage.
Qu'en est-il de cette recherche aujourd'hui ?
Cette question sera abordée au travers d'un aspect précis de la vie de la femme : la maternité, et rebondira sur d'autres :
· parler du féminin, est-ce parler de la femme – et réciproquement ;
· l'instinct maternel est-il une invention culturelle ou une donnée de nature ;
· comment la maternité est-elle intégrée aux théories psychologiques traitant du féminin ;
· les théorisations contemporaines qui remettent en cause la naturalité de la maternité libèrent-elles la femme d'un joug millénaire ou lui ôtent-elles une de ses fondamentales dimensions d'être ;
· pourquoi en revanche la morale actuelle reste-t-elle, malgré son apparente évolution, très proche des schémas d'autrefois ;
· à la croisée de ces idéologies contradictoires, la femme d'aujourd'hui est-elle à même de trouver sans déchirement une place qui lui soit propre au sein de sa culture ?
Les modèles théoriques : Freud et Jung, deux univers
Freud
Après avoir tenté toute sa vie d'élaborer une théorie psychologique de l'humain qui ne laisse rien dans l'ombre ni au hasard, après avoir étayé celle-ci de concepts-clés à l'hégémonie incontournable, tels le primat de la sexualité, le Complexe d’Œdipe, le rapport de force entre le Ça, le Moi et le Surmoi, etc., Freud, donc, avoua que sa théorie du Féminin comportait de nombreuses lacunes, voire quelques erreurs, et qu'il restait encore beaucoup à explorer.
Comparant la femme à un continent noir, il voulait bien sûr exprimer métaphoriquement que le domaine de la psychologie consacré à la femme était un terrain de recherche où demeurait encore nombre d'inconnu.
Mais quelle portée symbolique résidait dans cette simple phrase !
« La femme est un continent noir... »
Comme l'Afrique, terre quasi-inexplorée et peuplée d'êtres sombres, colonisée mais mystérieuse. L'Afrique, antagoniste parfaite du monde civilisé, Terre de sorcellerie, de rêves et de cauchemars, monde des sorciers, des gri-gri, des sorts et des possessions, des anthropophages et des coupeurs de tête... Afrique qui serait le lieu d’origine de l’humanité ! Afrique aux rythmes envoûtants, Afrique chaude, imprévisible, moite et aride à la fois, sauvage, immense, fascinante...Terrifiante Afrique !
« La femme est un continent noir »...
Comme noire est la nuit...
Comme les profondeurs de son sexe aux sombres replis, de sa matrice « secrète et close comme un tombeau »[1] qu'en bon psychologue nous pourrions nommer « boîte noire » puisqu'il n'en sort pas toujours ce qui y est rentré, et qu'entre les deux l'on ne sait pas encore parfaitement bien ce qu'il s'y trame...
Noire comme dans notre culture, la Mort...
Comme les ténèbres du dehors...
Et comme bien souvent cet envahisseur basané de l'Europe, pudiquement nommé ici ces derniers jours : « migrant ».
Voilà pourquoi, au-delà de la Femme, ce questionnement concerne tous ceux qui se sentent peu ou prou « autre », « migrant », c'est-à-dire d'un autre monde que celui qui évolue autour d'eux.
Au sein de notre culture occidentale contemporaine, marquée par l'émergence d'un mode de pensée rationaliste et analytique qui a pris son plein essor au siècle des Lumières, le père de la psychanalyse énonce l'implacable vérité : la femme, à l'opposé de cette Lumière, c'est le Noir, l'Inconnu, l'Autre, l'Archaïque...
Freud était-il conscient de résumer ainsi en une expression des millénaires d'histoire, une civilisation toute entière ?
Pouvait-il être dupe de la portée ontologique d'une telle métaphore, ses continuateurs rester sourds à un tel message ?
La célèbre phrase montre clairement l'assimilation du féminin dans notre culture à quelque chose de l'ordre du sombre, de l'ombre, de l'inexploré. C'est à dessein que nous employons ici le terme de féminin, alors que Freud, en bon biologiste, s'est toujours attaché à décrire des comportements propres à des classes d'individus et non des symboles.
Cette confusion des plans réel et symbolique, de la femme avec le féminin, ne lui est pas propre. Elle est couramment de mise en cette époque où l'observation scientifique a cessé de chercher à traduire une intention divine pour se consacrer au dépouillement systématique d'une Nature réduite à l'état de matière. Le propos scientifique procède de l'individuel vers l'universel, à l'inverse des siècles précédents qui reconnaissaient l'existence d'une dialectique macrocosme/microcosme. C'est donc en observant l'homme et la femme qu'il est possible de dégager des lois concernant le masculin et le féminin.
L'on mesure facilement les risques déviationnels de tels procédés, pour peu que l'on oublie de relativiser ces observations. Prendre la partie pour le tout sans s'en référer à une continuité historique comporte le risque certain de figer une norme ponctuelle, propre à une certaine culture seulement, en loi universelle.
C'est à ce point précis qu'intervient une divergence fondamentale entre Freud et Jung mais aussi entre différentes visions du monde.
Jung
Contrairement à Freud, qui se voulait fondateur d'un nouveau paradigme, Jung tenta tout au long de son œuvre de renouer un lien devenu occulte avec les cultures de l'ère préindustrielle. C'est pourquoi il s'appliqua à retrouver dans l'individu ce qui le reliait à une histoire, à une collectivité. Son expérience clinique sur les rêves et les délires de ses malades lui fit mettre en évidence l'apparition régulière de grands thèmes, communs entre eux et présentant des ressemblances troublantes avec certains mythes, certaines croyances. Ces observations le conduisirent à élaborer sa théorie des archétypes, grandes préformes qui animent l'espace collectif d'un Inconscient non limité à la part refoulée ou inaccomplie de la personne.
Les archétypes, permanents dans leur essence, s'expriment de façon toute différente d'une culture à une autre, d'un individu à un autre, d'un moment à un autre, déterminant l'extrême variété des systèmes de représentations du monde possibles.
L'individu, au faîte de la pyramide, est le lieu de croisement du collectif extérieur – la culture, du collectif intérieur – sa généalogie – et de son histoire personnelle. La synthèse de ces forces crée sa spécificité.
On conçoit aisément qu'une telle conception du fait humain s'embarrasse assez peu des représentations du moment pour juger de la signification réelle d'un fait. Pour Jung, toute représentation est relative à un contexte symbolique. Seul l'archétype – l'essence – est absolu.
Femme, Féminin, Maternité
Tirer de l'observation de la femme d'aujourd'hui des conclusions immédiates sur ce qu'elle est fondamentalement frise donc l'imposture. Et ce ne sont pas les adaptations récentes – quoique en langage moderne – de la théorie freudienne qui changeront cet état de fait.
En revanche, en étudiant les différentes idéologies qui ont étayé les cultures depuis le début de notre ère, l'on peut voir apparaître quelques axes fondamentaux, dont l'un définit le Féminin. Ce Féminin s'est incarné en différents mythes, différentes déesses tout au long de l'histoire, sans perdre l'essence même des qualités dont il était porteur : qualités dont Jung donne une remarquable synthèse lorsqu'il évoque le monde de l'Anima.
La Femme, c'est l'image de ce Féminin projetée sur la gent féminine et définissant un être aux mensurations physiques et/ou psychiques idéales.
Quant aux femmes... Tout comme les hommes, leurs compagnons sur cette terre, elles représentent le point de collision entre cet idéal quasi immuable – l'éternel féminin médiatisé par la Femme – et un quotidien soumis aux variations bio-climatiques et culturelles que l'on devine.
L'on sait à quel point la tension est grande entre ces deux mondes. Et à quel point la tentation fut – et est encore – forte de délimiter des zones comportementales garantissant à chacun une forme d'identité, mais en-dehors desquelles il n'est plus considéré comme tel.
Peu à peu ont donc été circonscrits des modes d'agir typiquement féminins. L'un d'eux, et pour cause ! fut la Maternité.
Cheminer dans l'histoire de la Maternité peut donc apporter de précieuses informations sur l'histoire des femmes et du Féminin, et permettre d'aborder d'un peu plus près le fameux continent noir sur lequel les femmes ont été exilées si longtemps.
Destin de la maternité dans l'imaginaire
De tout temps, la Maternité semble avoir tenu une place de choix dans l'histoire de la femme. Elle n'est cependant pas investie de manière similaire d'une époque à l'autre.
Selon la période, la culture ou l'idéologie considérée, la maternité est vécue comme un phénomène naturel ou un conditionnement, une mise en acte des fonctions féminines ou l'expression déguisée de potentialités masculines, la victoire de l'animalité ou la voie de la sanctification et du salut,...
Bref, la maternité est investie de valeurs symboliques aussi variées que paradoxales, et cette hétérogénéité rend caduques bien des tentatives de théorisation.
Dans le contexte original de la fin du XXe siècle et du début du XXIe, où le système patriarcal est en pleine mutation, où l'avortement et la contraception sont enfin légalisés – pour la première fois dans l'histoire des civilisations ! – la maternité s'éclaire sous un jour nouveau.
Bref historique
L'étude des sociétés dites primitives et celle des cultures de l'Antiquité montrent que la maternité est partout considérée comme un rôle social fondamental pour la femme.
La maternité s'intègre à un ensemble complexe de faits chargés d'un sens spécifique et nécessaires à l'équilibre de la tribu ou de la collectivité.
Elle est toujours considérée comme un grand mystère. Assimilée à la mort, la naissance est entourée de rituels particuliers. La femme enceinte est également assujettie à un certain nombre de pratiques visant à la protéger et à protéger la collectivité du danger inhérent à cet état : lieux interdits, activités proscrites, etc.
Mais à aucun moment n’apparaît pour la mère dans les sociétés de type préscientifique une fascination comparable à celle que l'on observe parfois de nos jours pour la femme enceinte ou la jeune mère et son « bébé ». Elle est la gardienne de ce temple où s'accomplit l'élaboration de la vie, non le temple lui-même !
Depuis notre XXe siècle, nous projetons souvent cependant l'idée que la mère était jadis investie d'un pouvoir quasi magique.
En effet, il est tentant d'imaginer qu'au cœur d'un contexte archaïque de totale dépendance à la Nature, la femme, qui récapitule en elle-même cette Nature toute puissante, ait pu être crainte et respectée comme son incarnation même.
Cette hypothèse est lourde de conséquences.
Car si l'on identifie la femme à la Nature, la conquête de l'homme sur cette Nature se lit comme une victoire sur un élément féminin doué de pouvoirs dangereux pour le mâle.
Si l'on considère au contraire cette Nature comme un tout – le couple Ciel/Terre, bisexué – l'institutionnalisation culturelle de certains phénomènes naturels, dont la maternité, apparaît alors comme une conquête de l'homme et de la femme sur leur propre dépendance biologique.
A l'origine, tous les mythes de création retranscrivent le caractère polysexué de la Nature. Et le fait même que Prométhée – archétype même de la Culture en ce qu'il donne à l'Homme un moyen d'agir sur la Nature – finisse enchaîné à un rocher, le foie sans cesse dévoré par un aigle, illustre le lien douloureux, certes, que l'humain peut établir avec la Nature/Cosmos, et qui lui permet d'évoluer.
Plus tard pourtant, la Nature sera nettement associée à l'élément féminin, qui sera donc porteur de toutes les projections collectives culturelles effectuées sur la dite Nature.
Quels paramètres ont-ils déterminé un tel glissement ?
A posteriori, l'on explique souvent cette assimilation par la mise en rapport des cycles féminins et naturels : menstrues/lunaisons, .... C'est oublier un peu trop vite que l'homme est également soumis à ces influences, et qu'il possède lui aussi un fonctionnement cyclique : ce que va illustrer pendant des millénaires l'astrologie, ce que nous prouve aujourd'hui l'endocrinologie.
La raison de cette réduction quelque peu caricaturale réside dans un principe très simple, que nous avons déjà énoncé plus haut : chaque culture s'élabore autour de référents de bases indispensables à sa cohérence. Au cours des siècles, ce qui représentait au départ une qualité exploitable parmi d'autres, propres à un membre de la collectivité, va peu à peu être érigé en symbole type.
Comme nous le verrons plus loin, confondant la partie avec le tout, les différentes théorisations, des philosophes grecs aux psychanalystes, participent à cette caricature : parlant de la femme, ils ne peuvent alors que gommer les différences individuelles, et l'enserrer dans un cadre. Le normal est né, flanqué de son indésirable partenaire de toujours : le pathologique.
Antiquité : philosophie, politique et religion
La société grecque
Au sein d'une société aussi sophistiquée culturellement que la société grecque antique se développe une conception d'apparence très misogyne : Femme = Nature = Matière.
A propos de la maternité, la démonstration est troublante : à l'action de la Matière s'ajoute un plus, ce plus est apporté par l'élément mâle.
D'après Aristote :
« La part de la femelle est (...) un résidu qui possède toutes les parties en puissance sans en avoir aucune en acte. »
En revanche, « le mâle est comme le moteur et l'agent. »[2]
La Femme-Nature fournit la matière à l'état brut ; l'Homme-Culture, comme le sculpteur devant son bloc de granit, donne la forme, permet l'accueil de la vie.
Le judaïsme
Dans le judaïsme comme chez les musulmans, la maternité est considérée comme une fonction sociale naturellement dévolue à la femme. C'est à elle qu'est confiée la tâche fondamentale d'assurer une descendance, et dans les textes sacrés il est rarement question des états d'âme de la mère face à son enfant.
Le christianisme
L'avènement du christianisme apporte une vision radicalement nouvelle de la relation qui unit l'Homme à Dieu. Le Messie représente le messager, le médiateur, il est Dieu lui-même incarné. Une notion nouvelle d'amour – et non plus seulement de crainte et de respect – s'élabore entre l'Homme et son contexte.
Or, Jésus, fils de Dieu, est né d'une femme de chair, une vierge, Marie.
Les conditions dans lesquelles s'est produite la grossesse feront l'objet de nombreux conciles. Une chose est sûre cependant : le ventre d'une femme, cette matrice, ce cloaque qui rejette régulièrement le sang des règles, ce lieu sombre, coincé entre l'intestin et la vessie, a contenu Dieu lui-même ! Quelle revanche sur Eve, issue d'Adam et principale responsable de la chute !
Avec l'avènement du culte de la Vierge se transforment radicalement certains a priori culturels : au travers de la Mère de Dieu, la rôle de la mère cesse d'être uniquement lié à la procréation, pour accéder à un statut plus noble.
Et de fait, apparaît un élément tout nouveau : le principe de l'instinct – ou sentiment – maternel.
Naissance de l'Instinct maternel
Un nouvel archétype ne se constelle jamais par hasard. L'irruption de cette bonne image de mère jouxte donc un changement du statut socio-politique de la maternité.
La maternité n'est plus seulement un acte social de reproduction : une nouvelle morale s'instaure, et la considère comme une véritable vocation, confirmée par le fait qu'un lien intime existe entre l'enfant et sa mère, qui d'emblée l'aime et le protège.
Cependant, poser le sentiment maternel à l'égal d'un instinct est une tendance fort ambiguë : il est vrai qu'elle « anoblit » le fait biologique en le doublant d'une émotion humaine. La femme n'est plus seulement l'exécutante du mouvement sacré de sauvegarde de l'espèce, elle y participe de par son essence même. Mais ce sentiment lui ôte en même temps la possibilité de ne pas se reconnaître dans ce portrait – à moins de se déclarer anormale.
Une fois encore, l'érection en principe universel de réalités observées fige lentement les rôles au risque de les transformer en carcan.
La question de l'Instinct
La question de l'instinct ne peut se poser que dans une société suffisamment affranchie de son contexte naturel, l'instinct, immuable fait de nature, s'inscrivant alors en relief par rapport aux habitus culturels.
Dans l'histoire du comportement humain, l'instinct figure en effet une sorte de point vernal, et sa comparaison aux normes culturelles du moment permet de mesurer la distance qui sépare l'inné de l'acquis, la Nature de la Culture dans le domaine considéré.
Homme et femme sont au départ à égalité devant la Nature : cependant, au fil des siècles, menstrues et grossesses ne subissent aucune variation biologique notable, la confrontation au corps y reste aussi intense.
Forte de cette immuabilité, la femme va alors lentement devenir la représentante privilégiée de cet archaïsme. Elle sera assujettie à ce double principe : Nature/Instinct, dont l'influence remplace la force physique et/ou l'activité mentale.
Et où la poussent ces fameuses pulsions ? Vers la reproduction et la maternité, bien sûr.
Platon, Paracelse, et après eux tous les médecins de l'Antiquité et du Moyen Age confèrent à la matrice un statut d'animal, ayant sa propre autonomie et imposant son implacable volonté.
Même les progrès de la chirurgie, qui permettent enfin à la « mère » – l'utérus – de retrouver sa fonction d'organe ne lui enlèvent pas sa considérable influence. « Tota mulier in utero » répète-t-on encore après Saint Augustin au XIXe siècle...Introduction rêvée aux théories de l'hystérie que Freud et Charcot défendront quelques années plus tard.
Et la découverte, à la même époque, de l'ovule et de son rôle dans la procréation alimente encore les thèses naturalistes : si la femme possède chaque mois un cycle d'ovulation, qu'elle ait une vie sexuelle ou pas, cela ne prouve-t-il pas qu'elle est faite pour être mère ? L'on parle alors d'une « prédestination à la maternité ».
Saison après saison, la nature offre ses fruits : c'est pourquoi la femme elle-même est poussée spontanément à mettre au monde, régulièrement, des enfants.
Soumise à son instinct d'une part et à son sentiment de l'autre, la femme peut-elle alors échapper à son destin maternel ?
Au delà de simples considérations scientifiques, l'enjeu semble bien plus fondamental : au milieu des découvertes techniques qui déstabilisent la société de ces derniers siècles, dans le mouvement vertigineux d'une culture en pleine mutation, il reste donc un bastion inébranlable : la mère !
C'est à cette époque que le culte de la Vierge Marie « Mère de Dieu », atteint alors son apogée.
Maternité et psychanalyse
Comme nous l'avons constaté, jusqu'à l'avènement des sciences humaines les rôles d'homme et de femme restèrent inchangés pendant plusieurs millénaires : en ce qui concernait la maternité, la fonction de reproduction instinctive se posait comme unique discours, la femme, de siècle en siècle, s'imposant comme l'incarnation de la Nature, de la Matière, de l'Instinct, du Sentiment...
Freud et la maternité...
C'est à Freud que revient le troublant mérite d'avoir été le premier à s'interroger sur les motivations de la femme face à la maternité.
Sur la base de multiples observations, ce médecin viennois ne dressa pas deux édifices théoriques complémentaires – l'un pour l'homme, l'autre pour la femme, mais adapta à la femme tous les éléments de théorisation concernant l'homme. Il importait peu que le vêtement ne soit pas seyant, l'essentiel était qu'il y en eût un !
Résumons brièvement cette pièce maîtresse de l'édifice freudien, la théorie du penisneid – envie du phallus.
Dans le mythe freudien en effet, la petite fille se retrouve à envier le pénis de son frère – ou oncle, ou papa, aperçu subrepticement à la faveur de quelque ablution matinale, et à développer une série de comportements destinés à lui permettre l'acquisition du fameux pénis dont elle se voit privée - ou tout au moins à calmer l'angoisse du manque.
Pas un instant il n'est envisagé la possibilité que le petit garçon ait pu envier lui aussi le sexe d'autrui ! Et pour cause, c'est un vide, un trou, une faille, de l'air, rien, ça n'existe pas ! Et en plus, c'est sombre !
Frappé de cécité, pauvre Œdipe sans Antigone, à aucun moment Freud ne voit ce qu'est aussi le sexe de la femme : une bouche, des lèvres, de la chair !
Même le clitoris, auquel il daigne reconnaître un semblant d'existence, n'est pour lui qu'un ersatz de pénis, auquel la femme se doit de renoncer lors de l'accession à sa sexualité d'adulte.
En conséquence, la femme envie le pénis de l'homme et se l'approprie symboliquement en « devenant grosse » d'enfants – mâles si possible.
Selon Freud, le désir d'enfant est quelque chose qui « appartient de manière absolue à la psychologie du moi », qui n’apparaît que « secondairement en raison de la déception due à la prise de conscience de l'absence du pénis », et que « de ce fait il n'est pas un instinct primaire ».[3]
... et les freudiennes
« Je pense au contraire » dit Karen Horney, « que le désir d'un enfant peut tirer de l'envie du pénis un renforcement secondaire considérable, mais que ce désir est primaire, instinctuellement ancré profondément dans la sphère biologique. »[4]
L'on mesure l'importance de telles théories appliquées au plan socio-culturel. En poussant à l'extrême l'hypothèse freudienne, l'on peut conclure qu'il suffirait d'ôter à la femme l'envie du pénis pour qu'elle cesse de vouloir être mère. Freud s'inscrit là en amont d'une importante lignée moderne –à laquelle nous reviendrons plus tard.
Karen Horney accorde au contraire à la Maternité une assise instinctuelle totale, élaborant en cela un modèle psychologique féminin autonome, se référant secondairement au modèle masculin. Qu'une femme parmi les propres émules du maître se permette d'affirmer l'exact opposé de sa parole illustre dans quel inconnu baigne le statut des femmes.
Cependant, quoi qu'il en soit, chacune à leur manière ces deux théories jettent la femme dans une impasse.
L'impasse de la théorie naturaliste :
Selon le courant naturaliste prôné par Karen Horney la Maternité est un instinct.
Cette théorie, qui semble plaider en faveur de l'autonomie des femmes, possède en fait la même ambiguïté que les considérations religieuses sur l'instinct maternel. Elle divise d'emblée les femmes en deux clans : les femmes normales, et les autres. Placer la Maternité comme instinct primaire, c'est alors hausser la femme-non-mère au même rang qu'une anorexique, par exemple.
L'impasse de la théorie freudienne
Selon Freud en revanche, la Maternité est la conséquence d'un état de manque – manque que l'on peut symboliquement attribuer à un statut socio-culturel dévalorisant, et le comblement de ce manque devrait entraîner la disparition de cette envie ; ce qui confronterait la femme à la disparition d'un mode d'être, avec la capacité mais aussi la nécessité de transformer son rapport à la vie.
Cet état d'esprit fut très en vogue dans les milieux féministes des années 60. Prenant à rebours l'équation :
enfant = femme + phallus,
les féministes, très présentes dans le monde psychanalytique, déclarent alors la guerre à la maternité : l'enfant barre la route de l'évolution/libération de la femme.
Ici non plus le choix n'existe pas. L'enfant, dans un sens comme dans l'autre – désiré ou subi –, est pointé comme une imposture. Il devient alors inconfortable pour une femme « consciente » de désirer ouvertement un enfant : cela est soit masochiste, soit castrateur !
Dans le même temps apparaît sur la scène scientifique comme politique un bouleversement dont on ne mesure pas encore toute l'ampleur : il devient possible pour la femme, sans risque et en toute légalité, de ne pas procréer, d'échapper à ce rôle millénaire. La contraception légale est née ! Les mouvements féministes s'emparent de cette victoire toute nouvelle et en font leur étendard : défense de l'avortement, contraception, discours anti-maternels arguant que le lien entre la nature de la femme et la maternité avait été créé artificiellement...Libérer la femme revient alors à l'extraire de sa gangue naturelle... et maternelle.
Les féministes elles-mêmes sont tombées dans le piège culturel : confondant la réalité du moment avec le symbole lui-même, elles dénoncent la maternité soit comme instrument d'aliénation, soit comme exercice illicite d'un pouvoir castrateur.
Il est intéressant de constater que le discours freudien et celui, libératoire, des féministes ont été repris et amplifiés – au-delà certainement de leurs espérances – par quelques nouveaux tenants de l'idéologie moderne : en effet, dans le secteur médical l'on met actuellement au point des utérus artificiels « libérateurs des femmes et de l'humanité » :
« Pour la femme, elle – la gestation in vitro – sera un nouveau pas dans la conquête d'une liberté légitime, avec une capacité de travail et une disponibilité pour les loisirs égale à celles de l'homme. »[5]
Au-delà de leurs nombreuses implications idéologiques, ces deux courants de pensée présentent un intérêt : ils reculent à l'extrême dans un sens ou dans l'autre les limites de la naturalité et forcent à réfléchir. En effet, si la femme n'est pas « toute nature », mais qu'elle blêmit lorsqu'on lui annonce que sa matrice sera bientôt libérée d'un esclavage plus que millénaire, force lui est de se situer concrètement à mi-chemin entre ces deux extrêmes.
L'idéologie actuelle
Ce continent noir aux senteurs mystérieuses, lieu d'exil de la femme, bien des femmes ont cru s'en être échappées pour de bon en entrant dans l'univers social lumineux réservé jusqu'alors aux hommes.
Après la violence de la vague féministe, notre culture a semblé pendant quelques années être parvenue à un nouvel équilibre, dans lequel la maternité n'était plus le pilier central de la vie de femme. Celle-ci pouvait remplir d'autres fonctions sociales et s'y épanouir. Sa liberté toute neuve d'être ou de ne pas être mère lui ouvrait les portes d'un nouveau monde.
Cependant...
Il se produit actuellement un phénomène étrange, une sorte de retour à un primat de la maternité. Malgré le paradoxe qui se dresse entre raisonnement naturaliste et nouveaux rôles socioculturels, ce point de vue est abondamment défendu aujourd'hui par nombre de médias et son ampleur va croissant, alimentant de nouvelles thèses et frisant la propagande nataliste.
Se propage à nouveau un message pro-maternel dans lequel la Maternité, ayant retrouvé une majuscule pour la circonstance, apparaît même comme l'expérience-clé de la vie de femme. Les femmes sans enfant le savent assez, elles sont tolérées en apparence mais ont à en découdre avec une forme de méfiance ou de pitié aussi implacable qu'insidieuse.
Quel est donc ce rôle que joue aujourd'hui la Maternité ? Ce mouvement de balancier vers l'arrière est-il un retour au Naturel ? Serait-on allé trop vite ou trop loin dans cette fameuse libération ?
L'on serait tenté de le croire. Cependant, à y regarder de plus près, ces idéologies dépassent le Naturel, et femmes et Maternité y sont au contraire totalement idéalisées : il reste alors à deviner quelle est l'intention inconsciente qui se cache derrière ces différentes incitations à être mère, derrière cette sacralisation de la Maternité.
Les Dieux, le profane et le Sacré
Dieu est-il mort ?
La culture occidentale contemporaine postule que le monde sacré des Dieux appartient à son passé, que croyances et rituels sont les résidus d'une pensée pré-scientifique, et qu'au jour où la conscience totale éclairera le monde, le sacré s'endormira enfin dans les vitrines des musées de son histoire.
Dieux et déesses seraient alors comme des béquilles que s'est données l'Homme à un moment de son évolution. Dieu serait alors une invention humaine dont l'utilité s'est éteinte d'elle-même lorsque l'Homme a acquis un contrôle et une connaissance suffisante de son environnement spatio-temporel.
L'Homo occidentalis ayant rayé les Dieux de sa carte du monde, cette dimension a du même coup quitté le champ culturel manifeste. En a-t-elle pour autant totalement disparu ?
Qu'un contenu psychique disparaisse du champ conscient ne prouve pas automatiquement qu'il a cessé d'exister. Ceci n'est valable que pour une psychologie de surface.
Le fait que l'Homme ne croit plus en Dieu ne prouve pas qu'il n'en a plus besoin mais que l'archétype qu'il médiatisait s'incarne aujourd'hui autrement. Et le sacré, manifestation du divin sur terre, a trouvé lui aussi un autre lieu d'incarnation.
Fonction du mythe
Au cours des siècles passés, les mythologies religieuses ou profanes, les légendes, les superstitions, les croyances,... servaient à mettre en scène les grandes images archétypiques. La part d'énergie libidinale projetée sur elles tissait une trame culturelle, assurant la cohésion de la collectivité sous un même dôme idéologique et protégeant le commun des mortels du risque d'être anéanti par les forces projectives.
Les autres, ceux des extrêmes, rois – au centre, sur l’axe du monde – ou marginaux – à la périphérie, tout proche de l’autre côté du monde, subissaient au contraire toute l'intensité des projections faites sur eux, telles les milliers de femmes brûlées comme sorcières, ou d'individus comme hérétiques.
Sommes-nous vraiment plus « civilisés » ?
La seule différence notable dans nos mentalités réside en fait en ce qu'il n'existe plus de mythologies ni de Divinités pour accueillir et canaliser la masse des projections archétypales. Tels les intégristes de l'Inquisition, nous nous servons d'autres humains, promus demi-Dieux pour la circonstance, comme écrans de projection. Aujourd'hui, Madonna – ou Jennifer Lopez – a détrôné la Madone... Nageant en plein fétichisme, nous confondons allègrement le plan du symbole et celui de la manifestation. Sans que nous en soyons conscients s'est produit le grand cataclysme que craignaient tant nos ancêtres : le ciel nous est tombé sur la tête !
La Grande Mère :
Comme nous l'avons déjà évoqué, la Maternité a toujours été investie de qualités sacrées. Car ce qui se produit dans ce sexe sombre pendant le temps de la gestation n'est rien d'autre que l'élaboration de la vie, et se rattache à tous les grands mystères fondamentaux qui touchent à l'humain.
Tant qu'il existait un espace religieux propre à canaliser l'énorme masse d'énergie mobilisée par ces représentations du numineux, femmes et maternité n'étaient pas investies des mêmes projections. Simple participante du culte, la femme pratiquait les rites qui accompagnaient communément grossesse et accouchement, et s'en retournait ensuite à sa vie habituelle, jusqu'à la fois suivante.
La Grande Mère, cette figure rassurante qui garantissait aux Hommes une sécurité, un lien inaliénable avec leurs origines se manifestait sous les traits d'une Déesse, de la Vierge, etc. Sa protection était évoquée dans toutes les périodes de crise. Elles servait alors à la fois de modèle et d'écran, évitant à la plupart des femmes de subir elles-mêmes ces projections-là tout en se reconnaissant en elle au travers du rôle qu'elles remplissaient.
Mais la Grande Mère, c'était aussi cette Mère-Nature terrible capable d'engloutir la vie autant que de la donner, Mère dévorante, toute puissante, implacable, cruelle, imprévisible, terrifiante !
Certes, la Mère a toujours été investies de projections contradictoires. Mélanie Klein[6] explique parfaitement que cette scission en un bon et un mauvais objet de projection est essentielle pour l'évolution de l'enfant : rejetant le mauvais objet et s'identifiant au bon, il gravit peu à peu les marches qui le mènent à l'autonomie.
Sur le plan collectif, le mouvement est semblable : des images de Mère négative côtoient des représentations de Mère positive. Dans l'imagerie populaire des siècles passés, la Madone cohabite sans problème avec la Sorcière, l'Ogresse.
Le XXe siècle occidental a présenté en revanche l'aspect remarquable de ne plus se référer à de grandes images mythiques, religieuses ou légendaires. Cela, on le laisse aux petits enfants. Le XXIe siècle commence avec la science et le rationalisme comme super stars.
L'Imaginaire contemporain
La mauvaise mère
Sous le couperet implacable de la psychanalyse, le début du XXe siècle voit paraître une nouvelle image maternelle négative. L'impact freudien est tel que le principe de la mauvaise mère frise le pléonasme.
Sous les cieux sans étoiles de l'ère moderne, c'est la simple mère de chair et de sang qui est montrée du doigt. Las ! Il ne reste plus qu'elle !
L'anorexie, la boulimie, l'homosexualité, l'énurésie, la dyslexie ou le bégaiement des enfants, c'est la femme elle-même qui en est responsable ! Le pouvoir de la mère n'est pas reconnu : il est dénoncé. Et ce à coup d'arguments scientifiques, c'est-à-dire étayés par nombre d'observations cliniques, mesurables et quantifiables.
La libération de la femme
La femme, prise sous les feux des projections collectives faites sur la Grande Mère, confondue avec son image négative, s'efforce de ne plus lui ressembler : il faut alors changer de rôle ! Il est vrai que les intenses bouleversements culturels – guerres, crises ou progrès technologiques – sont propices à une telle transformation.
Nous ne reviendrons pas sur les différents changements sociaux qui ont marqué ce que l'on appelle démagogiquement aujourd'hui la « libération de la femme ». Tout aurait pu s'arrêter là. Certes, l'histoire était belle : la femme fut prisonnière d'un joug millénaire, et la voici qui conquiert hardiment le monde !
La femme aurait-elle cessé d'être un continent noir ?
Tout n'est pas si simple.
Black is beautiful
Revenons-en au Noir.
Tous les mythes témoignent d'un passage par le noir, le chaos, l'Inconnu avant l'émergence vers la lumière. L’œuvre au noir, ce processus de transformation dont parlent les alchimistes, en est une des manifestations. Thésée affronte le Minotaure au cœur du sombre labyrinthe, les trésors sont toujours cachés au fond d'une grotte obscure.
Il représente aussi bien le danger de l'anéantissement que la rédemption. Il se trouve au-dessous, au-delà et au-dessus de l'Homme. Il est la représentation du sacré, la source fondamentale, autant crainte que vénérée par l'être humain qui a élaboré nombre de moyens pour oser entrer en contact avec elle : rituels, cérémonies, etc.
Ainsi donc, ce Noir qui entoure la sphère éclairée du connu est autant porteur de lumière que d'ombre.
Qu'est-ce que ce Noir, cette Lumière Noire, cet Au-delà porteur de Vie ? C'est le ventre de la Mère ! La Grande Mère, qui donne et qui reprend, qui protège, qui nourrit...
Ce Noir dont parlait Freud n'est donc pas qu'un manteau sombre dont il convient de se débarrasser. Il représente aussi le lieu fondamental d'où l'humain puise son énergie.
L'Homme d'aujourd'hui ne bénéficie plus de ces recours mythologiques ou religieux. Cependant, sa structure psychique fondamentale reste la même, sa recherche effrénée de la Mère aussi.
De qui alors invoquer la protection ?!
De la simple mère, encore une fois.
Comme Freud, mais dans l'autre sens, l'Occidental moderne procède lui aussi au télescopage. Privée de la dimension mythologique, la puissance de la projection archétypique s'incarne alors directement, sans médiateur, au sein même de la simple femme, donnant naissance au discours ultra-maternel d'aujourd'hui et à une sorte de déification de la femme enceinte, qui devient pour un temps le centre du monde.
Certaines femmes y trouvent apparemment leur compte. Elles pensent avoir pris un pouvoir qui leur avait été si longtemps étranger...
D'autres en font au contraire le constat douloureux : désirant jouer un autre rôle que celui de muse, de mère protectrice ou d'objet de mystère, elles se retrouvent seules, pendant que l'on se tourne vers d'autres...
Curieux paradoxe : en même temps que bien des femmes s'appliquent à le quitter, leur sombre univers se pare de toute les qualités ! En pleine crise, la culture occidentale cherche à se ressourcer chez ceux qu'elle maintient par ailleurs sous le regard hautain de sa suffisance : femmes, noirs, arabes, dingues, homos,... A coup de littérature féminine, de musiques noires ou basanées, d'art contemporain décadent, les exclus d'hier réalimentent aujourd'hui notre patrimoine culturel.
Singeant les hymnes à la Nuit de Novalis, l'on implore alors la femme de continuer à incarner cette terre immense aux ressources inestimables ; qu'il reste encore un lieu à conquérir, un univers auquel rêver, une source où s'abreuver !
En effet, sortant du champ projectif négatif, la femme se prive – et toute une culture avec – de l'investissement positif dont elle est également l'objet.
La « libération de la femme » confronte autant les individus que la collectivité à la nécessité d'un remaniement psychique extrêmement profond. L'histoire ne s'arrête pas au fait d'enfiler un pantalon.
Quittant le monde de l'ombre, rejoignant l'homme dans la lumière, la femme se libère de ses anciennes chaînes, certes, mais elle cesse aussi d'être celle par qui vient la Vie.
La tentation est forte alors d'entrer à nouveau sous le feu gratifiant d'une telle image. Et la Maternité, qui fut jadis un symbole d'oppression féminine, reprend aujourd'hui sa place privilégiée, accompagnée de son insidieuse conséquence : promues pour un temps prêtresses de la Vie, voilà à nouveau les femmes porteuses de ce Noir dont nous savons qu'il est double, et dont elles auront à supporter la part sombre.
Le conflit est d'importance : en quête d'elle-même, de son individualité, la femme d'aujourd'hui risque de décevoir l'attente implicite de sa culture. En revanche, si elle se laisse tenter par le rôle rédempteur qui lui est si galamment proposé, c'est elle qui risque de ne plus se reconnaître.
Les femmes seraient-elles enfermées au cœur d'un paradoxe insurmontable ?
Sortir des fétichismes
Cependant, que l'on se révolte contre la Maternité ou qu'on la tienne pour essentielle, l'erreur reste la même. Se servant d'elle comme un fétiche, l'on prend la femme pour la Mère, sa maternité pour la Vie. La confusion est là et l'imposture est aussi dangereuse que naïve.
Les plans physique et psychique sont porteurs de deux réalités bien différentes.
Lorsque la Bible demande au croyant de « quitter son Père et sa Mère », il ne s'agit pas forcément de ses père et mère réels !
Chacun a besoin d'être nourri et rassuré par une Mère, mais pas automatiquement par celle qui lui a donné le jour !
Il est évidemment très gratifiant, au sein d'une culture en quête d'elle-même, de représenter subitement l'incarnation même du « salut du monde ».
Cependant, l'énergie exprimée par une image archétypale est colossale, et capable de briser un individu autant que de le magnifier. Si le Moi collabore à la projection dont il est l'objet, il pourra certes profiter à outrance des forces qui se trouvent à sa disposition, mais il ne s'agira jamais que d'un pouvoir emprunté. Le drame est faustien. Le Moi n'acquiert pas la moindre parcelle d'épanouissement réel. On lui prête des vêtements de roi, mais il n'est pas le roi, il ne le sera jamais, et lorsque minuit sonne, lorsque le temps de l'ouragan archétypique est dépassé, le carrosse se transforme à nouveau en citrouille...
Sur le plan psychique, l'élargissement du champ de conscience passe bien souvent par le rejet d'images fausses bien que gratifiantes qui étaient projetées sur soi. Dans le même esprit, ce processus passe également par le retrait de l'investissement massif qui était fait sur autrui. Pour les deux parties cette différenciation est un passage obligé dans l'élaboration d'une nouvelle forme de conscience.
C'est pourquoi, s'il y a une libération à accomplir d'un quelconque emprisonnement c'est de cette confusion, de ce réseau de représentation qui enserre la femme et l'homme ! De ce malentendu qui identifie la femme toute entière à l'archétype du Féminin
« La femme envie le pénis de l'homme », dit Freud. Triple télescopage. Toute la proposition est en fait à traduire en : « le Féminin est indissociable du Masculin ».
Le pénis de l'homme est aussi étranger du phallus/totem, représentation d’un archétype organisateur, que le ventre de la femme l'est de la source de Vie.
Le phallus n'est pas le propre de l'homme, mais il est symbole d'action et d'unification de l'Homme-Anthropos, c'est-à-dire qu'il représente un principe que la femme possède en elle-même, sa part masculine, son Animus.
Ce n'est pas non plus la femme qui est véritablement porteuse de Vie, mais la Femme en soi, l'Anima, présente autant chez l'homme que chez la femme.
Conclusion
Si notre culture effectuait un tel travail de différenciation, dégageant l'archétype de sa représentation, ainsi serait-il vraiment possible de parler de conscience.
Il ne faut pas cependant perdre de vue que derrière la fonction se cache le symbole, le sens que représente tel ou tel objet dans un système donné. Et plus loin encore en arrière l'archétype, image fondamentale d'où toute représentation prend sa source.
Les siècles précédents ont commencé par désacraliser le territoire humain. Réduits à leurs manifestations, les rôles sociaux pouvaient alors se déplacer comme des pions en fonction des nécessités du moment.
Or les femmes n'étaient pas porteuses d'une simple fonction sociale, elle devaient en outre gérer le lien qui relie le Féminin à ses représentations.
La personnalité est un jeu dialectique complexe entre une instance d'individualisation, le Moi, et l'Inconscient/source. Ne plus être un continent noir, cela pourrait alors signifier pour la femme être capable de cette différenciation tout en reconnaissant la force des symboles qui animent la psyché au-delà de la conscience.
Dans la fascination actuelle de notre culture pour les femmes, le message à entendre est alors le suivant : une issue peut naître de cet archaïsme, de ce mystère, de cet irrationnel rejeté dans les limbes de nos terres.
Anne Rose, Paris le 12/07/01