Une contribution d’Abdoulaye Ndiaye
Depuis quelques années, tous les organismes internationaux s’accordent à reconnaître ce qu’ils appellent la “féminisation” de la pauvreté – aujourd’hui les femmes sont 70% des pauvres de notre planète et 60% des travailleurs pauvres (1/4 des travailleurs totaux) gagnant moins d’1 $ par jour. Avant de dresser l’état des lieux et les causes de la féminisation de la pauvreté, il est nécessaire d’avoir une compréhension précise et complète du problème afin que des stratégies efficaces d’autonomisation des femmes puissent être formulées.
Si tous les organismes internationaux s’accordent depuis déjà quelques années à reconnaître ce qu’ils appellent la “féminisation” de la pauvreté, les recherches et études sur la définition et la mesure de la pauvreté incluent rarement la spécificité du genre comme une variable significative. De fait, au fil des décennies, la pauvreté a été traitée comme un phénomène indépendant du genre. Bien que les indices de développement du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) liés au genre semblent refléter une faible corrélation entre la pauvreté et le sexe d’un individu, il y a des améliorations considérables à mettre en œuvre pour que les statistiques soient conformes à la réalité. En effet, la pauvreté est multidimensionnelle. La pauvreté dans les choix, dans les possibilités et les opportunités est aussi pertinente pour la mesure de la pauvreté que les niveaux de revenus. Un bref aperçu des données historiques témoignerait de la privation permanente des femmes. En fait, les femmes subissent la pauvreté d’une manière différente de celle des hommes. Les causes de ce phénomène ne font pas encore l’unanimité. L’important pour les décideurs politiques est de prendre en considération tous ces facteurs lors de la mise en place de politiques publiques sur la pauvreté.
L’Afrique, continent pauvre (malgré ses quelques pays en développement) ne peut pas poursuivre son effort de développement si des inégalités entre hommes et femmes continuent à se creuser (entrée dans un cercle vicieux et retour à la pauvreté). « Comme les femmes sont généralement les plus pauvres parmi les pauvres… éliminer les discriminations sociales, culturelles, politiques et économiques envers les femmes est un pré requis pour éradiquer la pauvreté… dans le contexte d’un développement durable »– (CIPD, 1994)
Qu’est ce que la “féminisation de la pauvreté” ?
Le premier Objectif du Millénaire pour le Développement (OMD) est de « réduire l’extrême pauvreté et la faim » et le troisième OMD, de « promouvoir l’égalité des genres et l’autonomisation des femmes ». Ainsi, pour les Nations Unies, pauvreté et genre sont intimement liés. On pense souvent la pauvreté du point de vue monétaire. Pourtant, « la pauvreté humaine est bien plus que la pauvreté monétaire. C’est la dénégation des choix et des possibilités de vivre une vie tolérable » (PNUD 1997). La pauvreté est ainsi évaluée principalement de deux façons :
- Une valeur quantifiée, financière et monétaire, pour les institutions internationales et les gouvernements. Par exemple, être pauvre pour les Nations Unies, c’est gagner 1 dollar ou moins par jour; être pauvre pour l’Europe, c’est gagner moins de 60% du salaire médian et en France, moins de 50% du salaire médian.
- Une valeur qualifiée, basée sur la satisfaction des besoins fondamentaux (se nourrir, se loger, se soigner, s’éduquer etc.), dont la valeur monétaire fluctue, pour les humanistes.
Quant à la “féminisation de la pauvreté”, elle reste un terme non défini, mais il y a un consensus sur ses caractéristiques principales. Elle souligne essentiellement que les femmes représentent une part disproportionnée des pauvres dans le monde. Elle appréhende l’évolution de cette tendance et affirme que la croissance de la part des femmes dans le niveau de pauvreté est liée à la situation économique de la femme dans le ménage notamment dans les ménages dirigés par une femme seule. La féminisation de la pauvreté est une préoccupation légitime de politique publique (et étrangère), car les femmes étant de plus en plus des acteurs économiques et des chefs de ménages, leur paupérisation est un facteur non négligeable de ralentissement de la croissance économique. Les pays africains ont beaucoup à gagner à résoudre ce problème, car en cette période de réduction des budgets d’aide étrangère, l’investissement dans les femmes offre aux décideurs les meilleurs rendements économiques et sociaux à moindre coût.
Reste à pouvoir quantifier précisément ce que l’on entend par “féminisation de la pauvreté”. Le PNUD a introduit l’ISDH (l’Indicateur Sexo-spécifique de Développement Humain), dérivé de l’IDH qui reflète les disparités de genres dans les capacités humaines de base et l’IPF (Indicateur de Participation Féminine), qui mesure les progrès vers l’égalité des sexes en terme de pouvoir économique et politique. L’ISDH mesure les disparités de genre dans environ 144 pays dans les domaines de l’espérance de vie à la naissance, de l’éducation (mesurée par le taux d’alphabétisation des adultes combiné aux taux de scolarisation) et des revenus (mesurés en $ PPA ). Ces différentes mesures montrent l’écart qui existe entre les hommes et les femmes dans leur accès aux ressources et services économiques et sociaux, un écart dû à la position désavantagée des femmes dans la société. Les estimations de l’ISDH ont montré que même si les disparités entre les sexes ont diminué au cours des années, il n’y a encore aucun pays dans lequel les femmes sont en égalité complète avec les hommes. Même le pays le moins inégalitaire dans ce sens, qui est la la Norvège, a un ISDH de 0,95 sur 1,00 alors que le Niger, dernier du classement a un ISDH de 0.31 (PNUD, 2004). Quant à l’IPF, il mesure l’autonomisation des femmes à travers trois facteurs : la participation économique et le pouvoir de décision, la prise de décisions politiques et enfin le pouvoir sur les ressources économiques (PNUD, 1995).
Bien qu’il y ait une acceptation généralisée des indicateurs sexo-spécifiques, de nombreux critiques vont à l’encontre de l’utilité de l’ISDH et l’IPF. D’une part l’ISDH est dominé par une estimation conceptuellement et empiriquement problématique des écarts de revenus entre les sexes, mais il minimise le rôle de l’éducation dans les inégalités tout en ignorant largement celui de la santé; sans doute les deux problèmes les plus importants auxquels les femmes des pays émergents sont confrontées. D’autre part, l’IPF est trop axé sur la représentation des femmes au niveau politique national et dans l’économie formelle. Ceci met en évidence plusieurs lacunes clés de cet indice: un manque de considération pour les différentes normes culturelles et sociales entre les nations, une analyse insuffisante des réalités empiriques, telles que la taille du secteur de fabrication et la fiabilité de bases de données nationales, la négligence d’autres variables importantes de l’autonomisation des femmes et la nature plurielle de nombreuses sociétés. De fait, ces indicateurs devraient permettre de mieux quantifier les inégalités entre sexes et leur impact sur le développement.
Etat des lieux dans les pays africains
Les femmes étant surreprésentées dans l’économie informelle et les emplois non qualifiés (agriculture, secteur primaire), les inégalités hommes-femmes s’en trouvent aggravées. La pauvreté entraîne aussi des inégalités dans l’espérance de vie (32,5ans pour les Zambiennes en 2002 contre 43,4 en 1995, 33,5ans contre 49,9 au Zimbabwe, contre plus de 80 ans pour les femmes occidentales), la santé (les femmes sont les principales victimes du Sida, en Afrique Subsaharienne, 76% des personnes de 15 à 24 ans infectées sont des femmes) , la nutrition et l’éducation, non seulement entre hommes et femmes mais aussi entre femmes du Sud et femmes du Nord.
Géographiquement, sur le continent, les femmes d’Afrique subsaharienne et de Madagascar sont les premières touchées, Socialement, les migrantes, les handicapées, les femmes chefs de famille monoparentale, les chômeuses, les sans domicile, les précaires à temps partiel, les rurales, les moins de 25 ans et les plus de 55ans sont plus souvent pauvres que les autres femmes. Le taux de participation des femmes à la vie économique n’a cessé d’augmenter depuis 1989 en Afrique, sauf en Afrique du Nord où il reste inférieur à la moyenne mondiale (les femmes sont 40% de la population active dans le monde). Mais cela est accompagné d’un taux de chômage plus élevé pour les femmes que les hommes, des salaires plus bas, de la détérioration des conditions d’emploi, surtout en raison de la précarité des contrats et du manque de protection sociale. Les moins qualifiées sont les plus vulnérables, avec une forte instabilité de l’emploi et des salaires très bas, des horaires flexibles et extensibles, sans avantages sociaux ou aide publique pour les décharger du travail domestique. De plus, les législations du travail ne les protègent pas, surtout les femmes migrantes, les femmes handicapées et celles qui travaillent à domicile. Dans les pays africains, le plus inquiétant est la surreprésentation des femmes dans le travail informel, dit non-structuré au Sud et leur sous représentation ou même leur absence des instances de décisions économiques et des postes de responsabilité, ainsi que la persistance des stéréotypes sexistes au niveau professionnel et familial.
Les causes de l’appauvrissement des femmes africaines
La principale cause structurelle de la pauvreté des femmes se trouve dans l’interaction entre la dépendance, l’exclusion sociale et changement social au sein :
(a) De la sphère domestique privée
Jusqu’à une époque récente, La cause principale attribuée à la féminisation de la pauvreté en Afrique était l’augmentation de ménages dirigés par des femmes seules dans les pays émergents, la parentalité étant connue pour entraîner une baisse des gains de revenus des femmes. Les femmes chef de famille monoparentale prenant du temps pour s’occuper de leurs enfants, leur temps de travail et leur salaire est compromis à terme. En outre, ces ménages ont souvent au plus un seul adulte salarié. Cela rend l’ensemble du ménage sensible à la pauvreté, augmentant ainsi le nombre d’enfants vivant dans la pauvreté.
(b) Du marché du travail
En Afrique, dans un large éventail de cultures et de niveaux de développement économique, on estime que les responsabilités des femmes imposent des limites sur la gamme des activités économiques auxquelles elles peuvent prétendre. Dans le milieu salarié, les femmes sont souvent employées comme domestiques ou dans d’autres activités semblables. Toutefois, la nature de ces emplois les rend précaires et les confronte aux risques de l’exploitation. Par exemple, en Ethiopie, un des principaux producteurs de café au monde, les producteurs préfèrent embaucher des filles et des femmes comme ouvriers, parce qu’elles sont prêtes à accepter des salaires plus faibles.
Il y a bien d’autres facteurs responsables de la féminisation de la pauvreté dans les Etats africains. On peut citer notamment le changement dramatique dans la vie d’une femme en cas d’événements familiaux tels que le mariage, le divorce ou l’accouchement. La violence contre les femmes, les politiques du gouvernement , les droits de propriété et de succession, les abus sexuels sont d’autres raisons pour lesquelles les femmes ont du mal à échapper au piège de la pauvreté. Ces causes indiquent différents types de pauvreté vécue par les femmes africaines, une pauvreté pas seulement liée aux revenus, mais également à la nutrition, à la santé, aux droits juridiques et à l’éducation.
Quelles solutions envisager ?
Nous n’en discuterons pas, mais nous invitons chaque lecteur à formuler ses propres solutions. Elles sont nombreuses et font souvent l’objet de consensus dans les démocraties modernes car elles relèvent du bon sens. Dans une Afrique diverse, aux problèmes et aux niveaux de développement variés, trouver une solution globale n’est pas concevable. Toutefois nous donnons les exemples, reconnus pour leur efficacité à l’échelle internationale, de l’association indienne SEWA (Self-Employed Women’s Association) qui prépare plus d’un million de membres au travail en temps plein et du BRAC (Bangladesh Rural Advancement Committee), une ONG pionnière du développement économique et social par la microfinance
Critique de la notion de “féminisation de la pauvreté”
La pauvreté particulière des femmes par rapport aux hommes est-elle devenue une orthodoxie mondiale que l’on ne remet plus en question ? En effet, certains considèrent que la question de la féminisation de la pauvreté est un prétexte féministe et qu’il faudrait s’attaquer à la pauvreté dans son ensemble. De fait, la discrimination positive envers les femmes comme politique publique contre l’appauvrissement de ces dernières ne fait pas l’unanimité. On peut tout de même recommander aux décideurs de bien s’assurer que leurs politiques pour l’autonomisation des femmes n’aient pas un biais contre les hommes. Car, si la partie de notre analyse fondée sur les femmes chefs de ménages a été d’une grande aide dans la compréhension de la spécificité de la pauvreté des femmes, les tentatives pour mettre en évidence d’autres liens entre genre et pauvreté se sont soldés par un échec. La reconnaissance de la nature multidimensionnelle de la pauvreté a élargi le concept de pauvreté pour y inclure une discussion sur les ressources collectives, les choix et opportunités, le manque de dignité et d’autonomie, entre autres facteurs. Puisque les femmes, mêmes pauvres, ne constituent pas une masse homogène et ont chacune des exigences et des aspirations différentes, leur perception de la pauvreté devrait être prise en compte afin d’améliorer véritablement leur niveau de vie.
Néanmoins, force est de constater le rôle grandissant des femmes dans la vie politique comme l’atteste le trio de leaders féminins, Prix Nobel de la Paix en 2011, pour la première fois dans l’histoire, « pour leur lutte non violente en faveur de la sécurité des femmes et de leurs droits à participer aux processus de paix », comme l’a déclaré le président du comité Nobel norvégien, Thorbjoern Jagland lors de leur consécration.
Et les hommes dans l’histoire ? A ma connaissance, il y a un manque considérable de recherche les concernant car se pose la question naturelle de savoir si la “féminisation de la pauvreté” a conduit à une “masculinisation de la richesse”.
Source :www.penseesnoires.info/2011/12/14/la-feminisation-de-la-pauvrete
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