lundi 30 janvier 2012

Dark Girls : tragédie et triomphe de la femme Noire

26 06 11'

Femme Noire« Un autre individu parait : c’est un nègre de la côte occidentale d’Afrique […] La couleur [de sa peau est] entièrement noire; les cheveux ne sont plus rares et effilés, mais, au contraire, épais grossiers, laineux et poussant avec exubérance ; […] la mâchoire inférieure avance en saillie, le crâne affecte cette forme que l’on a appelée prognathe […] Les os sont déjetés en dehors, le tibia et le péroné sont, en avant, plus convexes que chez les Européens, les mollets sont très hauts […] les pieds sont très plats […] »

« Quand l’œil s’est fixé un instant sur un individu ainsi formé, l’esprit se rappelle involontairement la structure du singe […] Si après avoir examiné ces types pris dans tous les recoins du globe, on revient aux habitants de l’Europe […] on leur trouve une telle supériorité de beauté, de justesse dans la proportion des membres, de régularité dans les traits du visage […] Dans cette noblesse humaine, les Européens sont les plus éminents par la beauté des formes […] » (1)

Joseph Arthur de Gobineau, bien avant que les médias du XXIe siècle ne lui emboîtent subtilement le pas, avaient d’ores et déjà, en 1853, définit les critères de beauté qui allait rythmer les relations humaines à l’avenir. Bien que son Essai sur l’inégalité des races humaines soit soigneusement évité en public aujourd’hui, la volonté de différenciation de la beauté supérieure blanche quant à la laideur simienne négresse continue de régir la dépréciation de l’épiderme noir, courroucé méthodiquement et généreusement pendant six longs siècles à tel point qu’il a fini par inspirer ignominie au sein même des communautés négro-africaines.

Bill Duke, réalisateur Américain du film-documentaire "Dark Girls" (2011)La femme Noire, en particulier, en est une victime notoire. C’est ce que révèle Dark Girls, le dernier film-documentaire du réalisateur américain Bill Duke, sorti en mai 2011, qui dépeint avec candeur et réalisme le traumatisme émotionnel et le drame social que vivent ces femmes. Leur transgression ? Être noires, noires ébène spécifiquement, de cette teinte exaltée jadis par Senghor qui cristallise, ironiquement, tout ce que vomit la société aujourd’hui.

Il faut remonter jusqu’à la traite négrière pour comprendre l’étendue de l’asservissement physique et psychique du Noir qui est à la base du racisme afro-africain prépondérant aujourd’hui. C’est la déshumanisation, la haine de soi née d’un profond sentiment d’infériorité voire d’inutilité qui, équitablement partagée entre générations consécutives d’esclaves, a fondé ce “complexe de la mélanine”. Et depuis cette époque, l’honneur est accordé à tous ceux qui en possèdent le moins (et qui ressemblent au maître Blanc) et le mépris réservé à tous ceux qui en possèdent en abondance (et qui rappellent l’esclave Noir).

Ainsi, la femme Noire, hier carrément chimpanzéifiée, est aujourd’hui conspuée pour être qui elle est, ou plutôt, pour ne pas être qui elle devrait être : plus claire, plus light, plus Blanche ; moins sombre, moins dark, moins Noire. On lui explique que la véritable beauté, puisque Blanche Neige par essence, requiert l’apport cosmétique de la dernière “eau purifiante” signée Mary Kay ou Fashion Fair, qui sert à parfaire le doigté de Dieu, celui dont Montesquieu disait qu’« on ne peut se mettre dans l’esprit [qu’il ait, en] être très sage, mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir ».

Beyonce Knowles, artiste-musicienne Américaine & Alek Wek, top-model SoudanaiseEt le drame s’installe : peau noire = laideur = mal. C’est le malheur de la Dark Girl de ne pas avoir eu la chance de posséder ce teint soyeux parce que métissé, ce teint radieux parce que moins pigmenté, ce teint lumineux parce que… Beyoncé ! Oui, la mulâtresse acceptable, c’est la talentueuse musicienne américaine, light skin suprême ! Et même quand une Alek Wek, top model Soudanaise, pose pour la une de Vogue, c’est en sa qualité remarquable d’exception à la règle qui salue chez elle une “beauté animale” et relève le génie créatif de l’homme Blanc qui lui sert d’impresario.

Terrorisant pour la Dark Girl de n’exulter en volupté que dans la savane arborée des catwalks de défilés ! Aussi s’installe une dépression intime, une affliction terrible, qui attise chez elle le dégout de sa nature propre, elle, la pestiférée, la stéréotypée, l’antinomie de la “belle femme” symbolisée par le diptyque, teint clair/long cheveu.

C’est ce traumatisme qui demeure chez ces Dark Girls de toutes générations, courageuses mais effondrées, fragilisées, estropiées de quelque amour-propre elles auraient pu développer : « Ma mère me disait que j’aurais été belle si seulement j’avais été claire… » ; « Je priais pour que Dieu ne me donne pas une fille Noire… » ; « Les hommes me trouvent exotiques entre quatre murs, mais pour une balade amoureuse, je ne suis que trop teintée ». Plus bouleversant encore, le cas de cette petite fille afro-américaine de trois ans qui identifie le terme “beauté” à la couleur blanche et le terme “laideur” à la couleur noire, dans l’innocence la plus poignante…

C’est d’ailleurs en enfance que l’infection mentale se produit, de la couleur de peau à la texture du cheveu, ce dernier constituant lui aussi un symbole d’aliénation. Martyrisé dès le plus jeune âge par quelque sulfure visqueux est sensé le rendre plus long et plus lisse, le cheveu (ou serait-ce son possesseur ?) se rebelle de lui-même à un moment donné de sa croissance et entreprend de “revenir au naturel”.

Ce phénomène n’est pas récent. Le retour au naturel s’est inscrit dans l’affirmation de la culture négro-africaine qui a atteint son paroxysme pendant les Civil Rights Movements des années 1960. La ségrégation raciale plus longue au Sud que dans le Nord-américain y a favorisé une conservation des traditions ancestrales et des valeurs qui les symbolisent : vie de famille, croyances religieuses, respect de soi, connaissance de son héritage, etc.

Nina Simone, Lauryn Hill, Erykah Badu (artiste-musiciennes Américaines)L’attrait physique a donc connu une africanisation, visible dans l’engouement pour le cheveu “naturel” coiffé en nattes ou coupé “afro” qui, passé sa popularité dans le périmètre local, a investi la culture nationale par le truchement du cinéma et de la musique noire. Dans les années 1970, les “Blaxploitation movies” mettant en scène l’actrice Pam Grier et la soul music célébrée par la diva Nina Simone attestaient de cette appropriation fière et volontaire de l’éclat d’origine négro-africaine. Fin 1990, les artistes Erykah Badu et Lauryn Hill ont fait exploser la tendance “naturelle” dans le mainstream américain, mode qui a fonctionné pendant trois ou quatre années avant de s’essouffler au fur et à mesure que ces artistes connaissaient de moins en moins de succès.

Aujourd’hui, les jeunes filles Blacks sont moins réceptives à ce retour au naturel puisqu’étant des produits semi-finis de la chaine télévisée MTV beaucoup plus que les fruits d’une quelconque valorisation de leur pedigree. D’ailleurs, la plupart d’entre elles, notamment dans les grandes métropoles du Nord-Est américain (New York, Washington, Philadelphia, etc.), désirent surtout imiter les modèles riches et célèbres imposés par les médias (hier Aaliyah, aujourd’hui Rihanna) et rester aux antipodes du teint ébène et du cheveu naturel qui rappelle la “laideur” et la pauvreté africaine.

Curieusement, c’est à cette génération de “sistas” Américaines qui abhorrent (non par méchanceté, mais par ignorance) leur africanité, que leurs congénères Congolaises, Sénégalaises, Gabonaises, Ghanéennes ou Ivoiriennes veulent à tout prix ressembler. Et la note est salée : charcuterie de l’épiderme par voie de poisons éclaircissants, destruction du cuir chevelu par voie de soude défrisante…

Roi et reine nègre d'EgypteLe drame est donc universel et la névrose collective subséquente à l’esclavage et à la colonisation continue de prendre des dimensions effrayantes aujourd’hui. La déculturation progressive des Noires les a écartés le plus loin possible de leurs valeurs ancestrales que l’on retrouvait notamment dans l’Égypte ancienne, où des reines comme Cléopâtre et Néfertiti, noires de teint et fières de l’être, exaltaient leur beauté par l’application méticuleuse d’onguents naturels capables de faire rayonner la splendeur du teint ébène et faire chanter Senghor : « Femme noire, vêtue de ta couleur qui est vie… femme obscure… sombres extases du vin noir… ».

C’est ce chant-là, le chant de la connaissance de soi et de l’amour-propre qu’il faudrait entonner à ces femmes Noires qui, aujourd’hui, ont la tâche difficile de faire face à qui elles sont, telles qu’elles sont.

Aider celles d’outre-Atlantique relève d’une volonté élargie de conscientisation historique qui demande nécessairement de raccommoder le tissu familial local, en passe d’être totalement en lambeau, afin d’y reconduire une éducation culturellement enrichie capable de contraindre la MTVsation de la pensée chez l’enfant et l‘adolescente.

Aider celles d’Afrique demande, au-delà, de faire de l’éducation scolaire le centre nerveux d’apprentissage de la vérité historique nègre. À ce titre, il est inconcevable que les démonstrations les plus savantes des dénommés Cheikh Anta Diop, Frantz Fanon et autres Antenor Firmin (auteur du livre-réponse à Gobineau, intitulé De l’égalité des races humaines, en 1885), à même de sortir la saine identité Noire des tréfonds du mépris occidental, soient encore marginalisées, dans nombre de pays africains, au profit des œuvres occidentales signées Platon et Descartes d’une grande qualité philosophique, certes, mais incapables d’émanciper la condition noire de la caverne de l’aliénée.

Habiba Dembélé (journaliste Ivoirienne)Enfin, vu la puissance quasi insubmersible des médias occidentaux modernes, ardue serait la tache de tenter de les annexer totalement dans les Afriques. Par contre, individuellement, chaque État africain moyennement indépendant, chaque communauté noire moyennement autonome pourrait requérir des médias publics locaux une stricte valorisation du canon négro-africain de beauté et de succès visible en Côte d’Ivoire, par exemple, chez une Habiba Dembélé, noire-précieuse aussi bien de teint que de talent.

Peu importe la méthode, il est clair que l’exercice reste d’abord personnel. Bill Duke et ses Dark Girls ont capturé en image un mal ancestral qui conditionne l’évolution même des communautés noires du monde entier. Dorénavant, il revient à chaque femme, nourricière et éducatrice première, de prendre conscience de la détérioration de sa valeur identitaire et de la contraindre par l’action, par la non-ignorance de ce drame annonciateur d’un asservissement encore plus dévastateur pour les générations féminines de demain.

Extraits du film-documentaire Dark Girls ci-dessous



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