Les évolutions récentes et contrastées de la fécondité au Maghreb surprennent les démographes. Selon eux, ces phénomènes échappent très largement à la volonté des responsables politiques.
Aïda, une femme enceinte à Annaba en Algérie le 3 mars 2010. Reuters/Zohra Bensemra
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La géopolitique s’intéresse-t-elle assez à la science démographique? Une étude publiée par trois chercheurs de l’Institut national d’études démographiques dans le dernier numéro de la revue Population & Société éclaire d’un jour nouveau les évènements politiques récents du Maghreb. Les signataires de ce travail, pour leur part, ne cachent pas leur surprise, au vu des chiffres qu’ils analysent. Ce travail est signé de Zahia Ouadah-Bedidi, Jacques Vallin et Ibtihel Bouchoucha.
Pourquoi une telle surprise? Les auteurs rappellent qu’au début des années 1970, en dépit des programmes de planning familial mis en œuvre au début des années 1960 la fécondité demeurait très élevée en Tunisie et au Maroc (avec une moyenne de 6,5 enfants par femme). Elle dépassait même les 8 enfants par femme en Algérie, conséquence du baby-boom qui avait suivi la guerre d’indépendance. Personne, alors, n’imaginait qu’une baisse démographique rapide puisse réellement s’engager dans ces trois pays aux traditions de nature natalistes.
Transition démographique en marche
Puis, contre toute attente, dès l’an 2000, les démographes observèrent que la fécondité maghrébine était descendue autour du seuil de 2,1 enfants par femme; seuil emblématique qui permet d’assurer à long terme un strict remplacement des générations: 2,08 en Tunisie, 2,2 en Algérie et 2,5 Maroc. Cette baisse avait été d’autant plus rapide qu’elle avait tardé à venir. Et la Libye, entrée la dernière dans ce mouvement de décroissance, la baisse y a été encore plus rapide qu’en Algérie, passant de 7,6 enfants par femme en 1982 à 3,1 en 2000.
«Tout en admettant que certains changements de comportement pourraient freiner, voire stopper la baisse de la fécondité, il semblait alors plus probable que sa chute conduise bientôt à des taux de fécondité nettement inférieurs au seuil de remplacement», précisent les auteurs.
C’était d’ailleurs déjà chose faite dans certaines grandes villes: 1,9 en 1998 à Alger, Annaba et Tizi-Ouzou, 1,5 en 1999 à Tunis. Et ceci était d’autant plus vraisemblable que les pays en développement d’Asie et d’Amérique latine ayant connu un peu plus tôt une baisse rapide de fécondité, étaient déjà tombés au-dessous de 2,1, en Asie comme en Amérique.
Mais dans aucun des pays du Maghreb la fécondité n’est tombée en dessous de ce seuil de remplacement et les quatre pays évoluent aujourd’hui de façon très contrastée. En Tunisie, le taux de fécondité totale (TFT) semble parfaitement rivé à 2,1 enfants par femme depuis 1999. En Algérie après être arrivé à 2,2 le taux n’a cessé d’augmenter atteignant pratiquement 2,9 en 2010. Dans le même temps, au Maroc et en Libye, il a continué à baisser rapidement, respectivement jusqu’à 2,2 et 2,5.
«Au total, non seulement aucun de ces pays n’est encore tombé sous le seuil de remplacement mais l’Algérie opère depuis dix ans une vive remontée qui la place aujourd’hui nettement au-dessus du Maroc et même de la Libye», résument les auteurs.
Comment comprendre? Que se passe-t-il en Algérie et en Tunisie? Les auteurs se gardent bien de penser que ce phénomène «d’arrêt au seuil du remplacement» soit un fait définitivement acquis et ils ne prétendent pas pouvoir expliquer totalement ce qu’ils observent. Ils estiment néanmoins indispensable de poser ici trois questions.
Evolution de l’âge au mariage et de l’accès à la contraception
Les auteurs rappellent que la société maghrébine (de par sa culture, sa religion et ses institutions politiques) s’efforce «par tous les moyens» de tenir les femmes «à l’écart de toute relation sexuelle avant le mariage». Plus fortement encore, elle leur dénie la possibilité d’enfanter hors du lien conjugal. Dans un tel contexte, toute élévation de l’âge au mariage des femmes entraîne automatiquement une diminution de la fécondité.
Toutes les études sur la baisse de la fécondité maghrébine des décennies 1970 à 1990 ont précisément montré que la hausse de l’âge moyen au premier mariage des femmes en a été, du moins au départ, la cause majeure. Et ce n’est que dans un second temps que la contraception a pris le relais, pour finalement faire à peu près jeu égal avec l’élévation de l’âge au mariage dans les voies empruntées pour ramener les taux de 7 enfants par femme à 2 en moins de trois décennies.
Question: la poursuite de la baisse des taux de fécondité au Maroc et en Libye continue-t-elle de s’appuyer sur une élévation de l’âge au mariage tandis que son arrêt expliquerait la stabilisation de la fécondité en Tunisie et son rajeunissement la remontée de la fécondité en Algérie? Pour les auteurs, il est en réalité bien difficile de répondre faute notamment de données précises d’état-civil.
Et qu’en est-il, dans ce contexte, de la contraception féminine? En Tunisie, le recours à la contraception dans le cadre du mariage a continué de progresser jusqu’en 1995 et semble s’être stabilisé ensuite à un peu plus de 60%. Associé à la «stabilisation en douceur de l’âge au mariage» ceci explique bien l’arrêt de la baisse de la fécondité observé depuis 10 ans. Au Maroc, la brutale augmentation de la contraception des années 1990 aux années 2000 (son niveau est supérieur à ceux observés en Tunisie et en Algérie) peut expliquer que la baisse de la fécondité se soit poursuivie, et ce malgré l’arrêt plus précoce de la montée de l’âge au mariage
A l’inverse son retard en matière de contraception a fait que la Libye n’a pu ramener sa fécondité au même niveau que les trois autres pays qu’en raison de la «formidable hausse de l’âge au mariage». Le retournement de la fécondité algérienne depuis 2002 est plus difficile à expliquer puisque la contraception a continué d’y augmenter jusqu’en 2006.
Est-ce l’influence de l’urbanisation et de l’instruction?
La baisse de la fécondité a débuté dans les villes, comme dans de nombreux pays. Mais elle a, au Maghreb, rapidement gagné les régions rurales. De ce point de vue le cas de l’Algérie est exemplaire. Puis une fois arrivée au seuil de remplacement, la fécondité urbaine est vivement remontée, tandis que la fécondité rurale continuait de baisser pour ne remonter ensuite qu’à un rythme plus lent.
«Et comme hier la baisse, la récente remontée algérienne a aussi été initiée par les villes, les campagnes commençant à peine à suivre, à tel point qu’en 2008, la fécondité était légèrement plus élevée en milieu urbain qu’en milieu rural», résument les auteurs.
En Tunisie et au Maroc, la baisse de la fécondité a d’abord concerné les villes avant de s’étendre aux campagnes, mais, dans la dernière période, l’écart s’est stabilisé à un enfant par femme, la fécondité des campagnes restant plus élevée que celles des villes.
L’évolution a priori paradoxale de la fécondité en fonction du niveau d’instruction des mères est encore plus frappante. Ainsi en Algérie, comme dans les trois autres pays, c’est le changement de comportement fécond des femmes les moins instruites qui a entraîné la moyenne nationale vers la baisse. En fait, dès 1970, la fécondité des femmes « un tant soit peu instruites » était déjà moitié moindre que celle des «analphabètes» (4 enfants par femme contre 8). Trente ans plus tard, la fécondité des analphabètes était réduite de 6 enfants par femme alors que celle des femmes instruites ne l’était que d’à peine plus de 2.
Les politiques ont-elles joué un rôle?
Pour les auteurs il serait vain de rechercher dans une quelconque évolution des politiques de maîtrise de la fécondité la poursuite de la baisse des taux au Maroc et en Libye, la stabilisation au seuil de remplacement en Tunisie, et la vive remontée en Algérie.
«Rien n’a changé, ni dans les attitudes ni dans les actes, qui puisse expliquer ces contrastes, assurent-ils. Le gouvernement algérien considérait encore en 2001 que la fécondité était trop élevée alors même qu’elle était au plus bas, et ce pays a continué d’intervenir directement en faveur de sa réduction (…) La poursuite de l’action du gouvernement tunisien en faveur de la baisse de la fécondité ne peut expliquer sa stabilisation à 2,1 enfants par femme. Ces nouvelles tendances s’imposent malgré les politiques.»
Il apparaît notamment que la poursuite des politiques de limitation des naissances (clés habituelles de la baisse de la fécondité) n’ont en rien empêché ici les retournements de tendance.
«Elles n’ont jamais fait qu’accompagner les changements d’attitude fondamentaux, au mieux en les anticipant un peu mais surtout en apportant un certain confort dans leur réalisation, expliquent les trois démographes. Les causes fondamentales du changement de comportement fécond, à la baisse comme à la hausse, sont ailleurs, dans les transformations économiques, sociales et culturelles de la société, dont l’urbanisation et le progrès de l’instruction sont deux aspects majeurs.»
L'émergence de nouveaux comportements
Si le politique joue un rôle c’est donc indirectement via l’urbanisation, la scolarisation et l’émergence de nouveaux comportements.
«Hier, la fin du terrorisme en Algérie a très bien pu créer le besoin de réaffirmer l’importance du lien familial avec la formation de couples et la venue d’enfants plus précoces, concluent-ils. Demain, les libertés nouvelles nées du printemps arabe, mais aussi le renouveau de certains mouvements islamistes, induiront peut-être à leur tour de nouvelles inflexions.»
On aimerait déjà en connaître la nature et la portée. Dans l’attente on peut aussi s’interroger sur le rôle joué par les évolutions démographiques dans l’émergence des «printemps arabes».
«Il n’est pas simple d’être affirmatif sur un tel sujet qui renvoie à une alchimie de différents facteurs, répond Jacques Vallin. Mais il semble bel et bien que la proportion importante de très jeunes adultes généralement instruits a été ici un élément déterminant. De même que l’usage des nouveaux médias, ces deux éléments n’étant en rien exclusifs l’un de l’autre, bien au contraire.»
Jean Yves Nau
Lu sur Slate Afrique
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