Cérémonie d'investiture, le 4 décembre lors de la crise électorale.
© Seyllou Diallo/AFP
Ne jamais céder, ne rien lâcher. L'obstination de Simone Gbagbo, ce roc inébranlable, a largement contribué à précipiter la chute du régime. Et celle de son époux.
Le pouvoir, fanal de toute une vie dans un océan de combats, d'épreuves et d'humiliations, enfin. À peine conquis, il faut déjà le défendre, dès septembre 2002, coûte que coûte. Une mission taillée sur mesure pour
Simone Gbagbo, bien loin du stéréotype des premières dames ordinaires, qui se seraient contentées d'une belle vie au bord de la lagune Ébrié, à dépenser sans compter ou à hanter les galas de charité. C'est une femme politique, une vraie, parfois jusqu'à la caricature.
La seule représentante du sexe dit faible réclamée par la CPI à ce jour. Celle aussi qui, si elle retrouvait la liberté, pourrait faire se lever les foules et redonner espoir à son camp. Son terrain de jeu, c'est l'arène politique. Là où les mâles s'écharpent et où les femmes sont censées apporter leur supposée différence : humanisme, douceur, sens du compromis. Pas franchement les qualités premières de l'ex-numéro deux du FPI et élue d'Abobo.
Simone Gbagbo, « c'est un roc, pas un caméléon », explique un de ses amis proches. Elle n'a rien d'une personne influençable ou malléable, ne se façonne pas au gré des rencontres ou de l'environnement. Aucune raison, donc, de changer au contact des ors du pouvoir. Au contraire, ce dernier l'a confortée dans ses convictions. Son mari et elle ne sont pas les « accidents de l'Histoire » décrits par Alassane Ouattara. S'ils sont parvenus, alors que rien ne les y prédisposait, au sommet de l'État, c'est parce que, selon elle, Dieu et le peuple en ont voulu ainsi. Elle ne lâchera rien, jamais, pas un pouce de terrain ni une once des prérogatives présidentielles. Son credo ? Défendre pied à pied sa citadelle assiégée. Faire fi des règles diplomatiques, s'affranchir des principes essentiels de la stratégie politique, ne jamais courber l'échine. Une seule règle en vigueur : anéantir l'ennemi, saper ses forces, punir, susciter la crainte.
La maîtresse du Palais
26 octobre 2000 La consécration, son époux est investi chef de l'État
Septembre 2002 Tentative de putsch, il faut reprendre la lutte
Janvier 2003 Signature des accords de Marcoussis, elle est contre
Novembre 2010 Elle persuade son époux de ne pas respecter les résultats de la présidentielle
11 avril 2011 Elle est capturée avec son mari
Pendant dix ans, une grande partie du clan Gbagbo s'embourgeoise et cède à l'appât du gain. Sans le savoir, petit à petit, le FPI perd ce qui avait fait sa force du temps de l'adversité. Pas Simone. Elle aussi aime l'argent, mais, contrairement à nombre de ses comparses qui se vautrent dans le luxe, voire la luxure, ce n'est point pour assouvir ses rêves et étaler sa réussite. Non. Ce que Simone, plus fourmi que cigale, n'acceptera jamais c'est de perdre ce qu'elle a mis si longtemps à obtenir, dans une Afrique qui traite si mal ses vaincus, pour retourner aux tourments d'une vie de privations régie par la peur du lendemain. Elle sait également que l'argent règle, en Côte d'Ivoire comme ailleurs sur le continent, nombre de problèmes en un tournemain. Il vous fournit des troupes, recrutées parmi les plus démunis, retourne les consciences, achète armes et faiseurs d'opinion, simplifie votre vie... Celle de Simone Ehivet Gbagbo se résume en un mot : combat. Et pour l'emporter, tous les moyens sont bons. Au palais du Plateau comme hier sur le campus de l'université d'Abidjan, elle ne croit qu'aux rapports de force.
Chambre à part mais cause commune
Crainte, respectée, accusée de tous les maux, y compris, pour les moins jusqu'au-boutistes de la cause, celui d'avoir poussé son mari à une fuite en avant suicidaire, Simone demeure une énigme. Interrogation principale : la nature et les ressorts intimes du couple qu'elle forme avec Laurent, le président de la République, avec qui elle fait chambre à part mais cause commune. A-t-elle, par son extrémisme et son aveuglement, provoqué la perte du régime ? Ont-ils mis en scène un jeu de rôle savamment orchestré ? Quelle était sa réelle influence sur lui ? En fait, et le cas est unique en Afrique, il n'y a pas en Côte d'Ivoire, de 2000 à 2011, un seul chef qui règne, mais deux. Ils n'entreront cependant jamais en compétition. Au contraire, ils sont parfaitement complémentaires. Elle lui apporte tout ce qu'il ne possède pas : son réseau, principalement féminin, son dévouement, sa capacité à mener des actions, souvent hors limites, que lui ne peut officiellement assumer, son culot (elle sera la seule des deux à avoir osé pénétrer dans la chambre qu'occupait Houphouët au sein de la résidence de Cocody, ce que Laurent - il le reconnaît lui-même - n'est jamais parvenu à faire) et sa capacité à dire ce que lui ne peut se permettre de proclamer. Elle échappe aux carcans qui pèsent sur les épaules du président. Lui est un oiseau de nuit, elle se lève dès les premières lueurs de l'aube. Il aime les circonvolutions, arrondit les angles, est soucieux de son image et a besoin de séduire, elle ne s'embarrasse jamais de ce genre de considérations et va droit au but.
Est-il contraint, par exemple, de céder à la pression, comme lors de la signature, en janvier 2003, des accords de Linas-Marcoussis ? Elle en rejette les termes, en public, et gifle Pascal Affi Nguessan qui les a signés pour le compte du président, donc avec l'accord de ce dernier. Elle entretient ainsi le moral des troupes, trouve un rôle à sa mesure, se veut « mère de la nation », montre la voie aux femmes ou aux jeunes « patriotes », ferraille à l'Assemblée nationale et enchaîne les interventions médiatiques, elle qui s'est voulue si discrète jusqu'alors. Elle incarne, avec Mamadou Koulibaly, idéologue du régime aujourd'hui en rupture de ban avec son ancien parti, la ligne dure, le clan des faucons. Et s'oppose violemment à la France de Jacques Chirac. Cherche des soutiens ailleurs, notamment grâce à sa filière évangélique, aux États-Unis ou en Israël. Insidieusement, le pouvoir se fait dyarchique. Ce qui fera dire à Kofi Annan, secrétaire général des Nations unies, lors d'un énième sommet au chevet de la Côte d'Ivoire, en juillet 2004 à Accra, non sans ironie : « Si les décisions arrêtées ici rencontrent des difficultés pour être appliquées, il nous faut envisager la prochaine fois d'inviter Mme Simone Gbagbo à nos travaux. Sa meilleure compréhension des solutions peut nous aider à les mettre vite en oeuvre... »
Jeudi 26 octobre 200, lors de l'investiture de son mari.
© Issouf Sanogo/AFP
Grâce à elle, Gbagbo a un alibi en or, qu'il ne se privera d'ailleurs pas d'utiliser, pour reprendre régulièrement ce qu'il a dû céder : la pression de la rue, à laquelle il serait soumis, le nationalisme des Ivoiriens, qui ne souffrent plus les diktats imposés de l'étranger. Un pas en avant, deux pas en arrière, il gagnera grâce à cette sarabande infernale beaucoup de temps et un « deuxième » mandat complet.
Ambitions présidentielles
Au sein du duo, une règle d'or, cependant, qu'elle observe scrupuleusement : ne jamais contredire son époux en public. Quand Laurent réunit amis, personnalités étrangères de passage ou journalistes à sa table, elle participe rarement aux agapes. Si elle s'y résout, elle ne parle que très peu, s'efface, le laisse rayonner, seul. Elle n'essaiera jamais de le supplanter, acceptera même de le partager avec la belle Nadiana Bamba (vingt ans de moins qu'elle), qu'il épousera selon les rites malinkés en 2001 et qui lui donnera, suprême humiliation, un fils. Ce qui n'empêchera pas cette femme jalouse mais pragmatique d'évincer ceux qui, directeur du protocole ou aide de camp, sont jugés trop proches de « Nady » ou de lui interdire l'accès à la résidence de Cocody, son antre à elle et à elle seule.
Parmi les membres du clan, elle a ses proches. Anselme Seka Yapo, bien sûr, l'homme des basses oeuvres et le présumé responsable de nombreux crimes non élucidés pendant cette décennie : la mort de Robert Gueï et de sa famille, en septembre 2002, la tentative d'assassinat contre le couple Ouattara dans la foulée, les descentes des escadrons de la mort, Guy-André Kieffer... Autant de zones d'ombre qui mènent le plus souvent directement à elle, « protégeant » ainsi son mari, qui devient non pas celui qui a commandité ces opérations mais, au mieux, celui qui laisse faire. Nuance... Dans l'entourage immédiat également : son directeur de cabinet et ami de longue date Blaise Gbotta Tayoro ; Marcel Gossio, patron du Port autonome d'Abidjan ; Charles Blé Goudé, qui lui voue une quasi-vénération ; feu Désiré Tagro, ministre de l'Intérieur puis conseiller spécial de la présidence ; Paul-Antoine Bohoun Bouabré, ministre du Plan et du Développement, qui prendra cependant ses distances à la fin. Le pasteur Moïse Koré, enfin, véritable boutefeu qui nourrit ses excès et la conforte dans son sacerdoce : défendre les chrétiens du Sud contre l'agression des musulmans du Nord et leur héros, Alassane Ouattara, qu'elle voue aux gémonies. L'ennemi, c'est lui. Bédié le chrétien, à ses yeux, n'est qu'un « idiot », un roi fainéant. Soro ? « Un jeune homme pressé et manipulé. » Sur le plan religieux, Laurent est en retrait. Il est croyant, bien sûr, mais n'est pas habité par la même ferveur. Il déteste Ouattara, mais ne le montre pas. Pense qu'il pourra, si ce n'est l'acheter, du moins trouver un terrain d'entente avec Soro. Concernant Bédié, si Gbagbo craint électoralement les Baoulés, il partage l'avis de son épouse sur le personnage... Il sacrifie nombre de ses opinions sur l'autel de la realpolitik. Elle, jamais.
2000-2011 : une décennie au cours de laquelle le couple, indissociable, a fini par trahir ses idéaux originels.
2000-2011 : une décennie au cours de laquelle le couple, indissociable, a fini par trahir ses idéaux originels. Qu'auraient-ils laissé comme empreinte sans guerre, sans rébellion ? Personne ne le saura jamais. Pendant près de dix ans, ils se sont cantonnés à résister. Leur bastion n'a jamais cessé d'être attaqué et de se réduire comme peau de chagrin : un pays tout entier, une moitié de territoire, Abidjan, un palais, un bunker et enfin la prison, là où le combat avait commencé. Il n'empêche, la haine, une guerre et des massacres inutiles, un destin fracassé, l'avilissement de la défaite, ce 11 avril 2011, la foule qui veut les lyncher : tout cela aurait pu être évité en acceptant le verdict des urnes. Quand les derniers soutiens enjoignaient à Laurent de céder, malgré les promesses d'immunité, de statut préservé et d'argent, elle pique des colères homériques, les insulte et appelle à la rescousse les légions célestes. Simone, selon un intime à qui elle s'était confiée avant la présidentielle, avait son plan : prendre la tête du FPI au cours du dernier mandat de son époux et se présenter en 2015 à la magistrature suprême. Avant la crise et ses morts, il était encore temps de rejoindre l'opposition, de peser sur la scène politique, de miser sur les législatives pour empêcher Ouattara de gouverner et de se préparer, avec des chances non négligeables, à la prochaine présidentielle. Elle a préféré le pouvoir, tout le pouvoir, tout de suite, tout le temps, coûte que coûte.
Jeune Afrique