Dans le verger de son enfance, les arbres ont grandi, la maison a été consolidée. C’est avec émotion que Gebre Bogaletch, Boge pour ses amis, nous amène ici, dans ce petit village où ses souvenirs sont intacts. Jadis, lorsqu’elle revenait de l’école des missionnaires où, tôt le matin, elle apprenait à lire, son grand oncle lui confiait un ballot de foin ou un fagot de bois qu’elle avait pour tâche de ramener à la maison. Son enfance s’est passée au milieu de ces collines fertiles, densément peuplées. Rien, à priori, ne distinguait la petite paysanne de ses compagnes, vouées, comme elle, aux tâches ménagères et aux rites imposés aux femmes de cette région de Kembatta, l’excision dès la puberté, le mariage conclu après un simulacre ou un enlèvement. Boge, comme tant d’autres, ignore la date exacte de sa naissance, elle est passée entre les mains de l’exciseuse, elle a porté l’eau et le bois et veillé sur ses jeunes frères et sœurs. Mais la gamine, très vite, a compris qu’elle était différente : « rien d’autre ne m’intéressait qu’apprendre à lire. Lorsque mon cousin est revenu de l’école avec une ardoise couverte de lettres et de chiffres, j’ai passé la nuit à la déchiffrer, à l’apprendre par cœur. Après quelques jours, je pouvais écrire mon nom. Mon père était fier, certes, mais il aurait préféré constater de telles dispositions chez son fils… »
Les parents de Boge n’ayant rien prévu pour emmener leur fille à l’école, le grand oncle, discrètement, conduit la gamine à la mission où durant quelques heures chaque matin, en plus de la religion orthodoxe, on lui apprend les rudiments de l’écriture en amharique. Sans se vanter, Boge, qui jouit d’une intelligence photographique (elle retient automatiquement tout ce qu’elle lit…), se rappelle qu’en peu d’années elle avait épuisé toutes les capacités de l’école missionnaire et achevé le cycle primaire. Ses parents s’étant résignés à la voir étudier, elle bénéficie d’une bourse qui la conduit dans la seule pension pour filles d’Addis Abeba. Une fois de plus, elle brûle les étapes, passant d’une année à l’autre.
« J’avais 17 ans » se souvient-elle, « lorsque se présenta l’occasion de participer à un tournoi portant sur la connaissance des Livres saints. Comme je n’avais eu que la Bible comme lecture, je la connaissais par cœur et c’est sans difficulté, devant les rabbins et les exégètes chevronnés, que j’ai remporté le concours. Ce succès me valut une bourse pour l’Université hébraïque de Jerusalem. En arrivant en Israël, je m’attendais à trouver « le lait et le miel » dont il est question dans la Bible, mais le pays était sec, les gens me regardaient de haut, moi, une jeune Africaine noire. Je me mis à l’étude de l’hébreu et six mois plus tard je me retrouvai à même de passer des examens dans cette langue.… Après avoir terminé mon premier cycle universitaire, je décrochai une bourse Fullbright qui me conduisit à la faculté des Sciences de l’Université du Massachusetts, où je me suis spécialisée en micro biologie et en physiologie, étudiant plus particulièrement la trypanosomiase. Par la suite, c’est à l’Université de Californie que j’allais terminer mon PH D en travaillant sur la leichmaniose avec une équipe de chercheurs. »
Durant ses quinze années de chercheuse aux Etats Unis, celle qui est devenue de Dr Bogaletch et qui, entre temps a fait venir sa jeune sœur, ne perd pas le contact avec son pays natal, et elle sait qu’un jour elle retrouvera le verger de son enfance.
Les images de la famine en Ethiopie, en 1984-85, viennent chambouler la scientifique : « ces photos qui, par la suite, devaient obtenir le prix Pulitzer, ont réellement « impacté » ma vie. Ma sœur et moi avons discuté de ce que nous pourrions faire. Fikrite, qui était aussi bonne cuisinière que commerciale avisée, mit au point une sauce originale, conditionne en sachets, qu’elle vendait pour récolter de l’argent. Moi, je me suis mise à courir, me faisant sponsoriser pour participer à plusieurs marathons, à Los Angeles et ailleurs. Sur mon T shirt j’avais écrit « si mon peuple sait marcher 400 km pour chercher de l’eau, moi je peux courir 26 miles et vous allez m’aider… »
Peu à peu, le Dr Bogaletch se détache des Etats Unis. Son cœur est en Ethiopie, elle multiplie les conférences, les collectes de fonds et de livres, envoie 350.000 ouvrages dans son pays d’origine. En 1997, n’y tenant plus, elle décide finalement de rentrer au pays.
Son objectif ? Regagner son village natal, et changer la vie des femmes. Développer l’éducation, le micro crédit, et surtout lutter contre l’excision.
« Je me disais que si j’arrivais à empêcher une seule femme d’être excisée, cela valait la peine.. »
Dix ans plus tard, 97% de la population de Kembatta assure être opposée aux mutilations sexuelles tandis que 20.000 femmes et quelques hommes, bien décidées à s’opposer à ces pratiques traditionnelles, participent aux activités des « clubs des non coupées ».
Lorsque Boge revient avec nous dans le verger de son enfance, les hommes du village sont une fois encore réunis sous le figuier, le lieu où se discutent les décisions importantes. Ils hèlent celle que tous appellent désormais la « dame de fer », partagent leurs soucis. La citerne du village, où l’eau arrive par gravité, a des fuites et on a besoin de son aide. Boge promet de revenir, de rechercher une solution. « Pour que les hommes m’écoutent quand je parle des droits de leurs femmes, il faut aussi que je sois attentive à leurs problèmes, à leurs priorités… Si l’on ne prend pas en compte les besoins que les gens expriment, le développement est impossible. Avant d’agir, il faut écouter… »
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